Il y a quelques temps, j’ai regardé Tomboy avec ma mère. Oui, ce film qui a tant fait parler de lui. « Sur le genre »… et toutes les bêtises qu’on a pu entendre. Mais moi, je ne l’ai pas vu comme un film sur le genre. Moi j’ai fait une crise d’asthme et j’ai retenu ma crise d’angoisse comme j’ai pu. À 27 ans. Et ma mère savait pourquoi.
Ma mère, c’est plus qu’une mère, c’est une maman. Cabossée, pleine de cicatrices, sans aucune attache. Une maman qui a tout vu avant de pouvoir créer le nid chaud et douillet dont elle rêvait pour ses poussins. Un nid qui n’était pas exempt de crochets où s’écorcher et de pestilences du passé qui nous enfumaient parfois, mais un nid où il faisait bon vivre la plupart du temps. Où il faisait bon se cacher.
Née en début d’année, je suis entrée à la maternelle à 2 ans et demi. J’étais petite, un peu perdue, différente. À la maison, je traînais avec moi des encyclopédies pour enfants que j’appelais mes « dictionnaires » et tout le monde trouvait ça mignon. Pas à l’école. Comment et pourquoi un adulte peut se mettre à haïr un enfant, un bébé ? Pourquoi moi ? Je revois la classe. Et Pierre-Alexandre qui hurlait quand sa mère le laissait. Comme il était très blond, il devenait rouge écarlate. Moi je ne criais pas. Pour ne pas attirer l’attention ? Je ne sais pas. Je ne crois pas que cette maîtresse ait jamais frappé un enfant. Ou bien j’ai oublié. Mais moi, elle m’a brisée. Parce que, montrer à toute une classe un dessin en le traitant de « crabouillage » (insulte suprême à 2-3 ans), c’est humilier son auteur. Humilier vient de « humus », la terre, le sol. Traîner par terre. Plus bas que terre. Et continuellement. Je n’ai plus dessiné.
Et les autres. Les autres, c’est cette meute qui n’attend que de trouver un faible pour se jeter à la curée. D’abord, il faut que le faible soit isolé. Pour moi, ça s’est fait rapidement. J’étais « amie » avec des grandes – un an de plus. Elles m’ont proposé une course : si je la gagnais, je restais leur amie, sinon… Autant dire les choses tout de suite, je n’ai jamais bien couru, ni très bien respiré. J’ai perdu.
De mes années de maternelle, je me souviens aussi de la maîtresse de deuxième année qui avait refusé de mettre mon nom dans le « train des 4 ans » sur le mur parce que je faisais la sieste à la maison le jour de mon anniversaire.
Et dans les ténèbres, la lumière. Une maîtresse que j’ai eue deux ans. Qui nous a accueillies, ma maman et moi, en pleurs et nous a écoutées. Et m’a sauvée. Et j’ai dessiné à nouveau.
J’avais des amis auxquels je m’attachais désespérément même si je ne leur faisais aucune confiance. Mieux vaut être le bouc émissaire d’une meute que d’être à la merci de toutes les meutes.
Primaire. Le CP se passe relativement bien. Je m’accroche à ma meute. Sens les menaces venir d’une peste qui me hait. Mais elle n’ose rien. Pour le moment. Je me sens forte ? Peut-être. En tous cas, j’ai été élevée dans le respect des autres, surtout des plus faibles. Et je prends sous mon aile un petit garçon mongolien qui attend une place dans un institut spécialisé. En plus de tout, à un moment j’ai été témoin de quelque chose dans les toilettes mixtes. Je ne me souviens pas très bien. C’était sexuel, entre des élèves. Peut-être était-ce plus tard. Longtemps j’ai cru que j’avais rêvé ou imaginé. Je l’ai dit à ma mère qui, après tout ce qu’elle-même avait vécu, a lancé une campagne pour que les toilettes ne soient plus mixtes et soient surveillées.
Et je l’ai payé pendant 5 ans. J’ai – il me semble, j’ai beaucoup oublié et refoulé – dû m’éloigner de ma meute. Et j’ai rencontré une nouvelle amie en CE1. Comment est-ce que ça a commencé ? Pourquoi ? J’ai oublié. Tout ce dont je me souviens c’est que je ne mangeais à la cantine que le jeudi midi. Et tous les jeudi midi, elle me battait. Elle me faisait tomber en m’empoignant les cheveux et me rouait de coups de pied. Les autres l’aidaient, l’encourageaient. Par goût du sang. Par goût de la curée. Ce dont je me souviens surtout, ce sont les maîtresses tournant le dos. Pas l’envie de s’en occuper. Des histoires d’enfants. Elles ont toujours tourné le dos. Aux récréations, à la cantine. Je me cachais. On me trouvait. Les autres venaient me dénoncer à mon « amie ». Oui, c’était mon amie. Parce que je la sentais tellement malheureuse et parce que je ne comprenais pas. Peut-être, si elle se défoulait, tout irait mieux ? Et, de toute façon, c’était ma faute. Je n’aimais rien de ce qu’aimaient les autres. J’étais grosse. Je pensais que j’étais folle. Et je n’ai rien dit à ma maman. Honte d’être faible. Honte de ne pas m’en sortir. Honte de mon corps et des coups qui résonnent dans moi. Pas si forts, des coups d’enfants. Mais quand même.
Et un jour, je ne me souviens plus comment, j’ai mis fin à tout ça. Et j’ai tout raconté à ma maman, qui avait fort à faire avec mon petit frère qui vivait plus ou moins la même chose que moi, et le nouveau bébé, et notre père, là sans y être. Elle a été voir la maîtresse ? Bien entendu, ça n’a servi à rien. Après tout, c’est de ma faute. Il n’y a pas de fumée sans feu. Tout est de la faute des victimes. Et de leur maman qui voulait protéger des enfants maltraités.
La maîtresse de CM1/CM2 me prend en grippe. Trop cultivée pour elle, elle me traite de prétentieuse. Et me dit que je ne sais pas écrire. Moi qui aimais tant écrire des histoires… Je n’écris plus. Elle me fait du mal, sciemment. Mais, étrangement, pas tant que ça. Et ma pauvre maman qui a tant bataillé pour nous faire louvoyer entre l’institutrice qui met les enfants entre ses jambes pour les punir, celui qui bat les garçons, celui qui « sèche » les petites filles à la piscine… Elle nous a évité le pire.
Collège. Une autre meute. Il y en a une que je ne sens pas, mais tant pis. Mieux vaut être alliée avec une peste qu’être son défouloir. Malheureusement pour moi, j’avais eu mes règles juste avant mon entrée en 6ème et mon corps s’est mis à changer très vite. À 13 ans, on m’en donnait 18 ou 20. Et les rumeurs. Comme quoi je portais des soutiens-gorge rembourrés. Moi qui avait tellement honte de mon corps et qui tentais de le cacher par tous les moyens. Puis que je couchais avec des hommes. Moi qui avais le quotient émotionnel d’un tout petit enfant. Puis que j’étais lesbienne. Ils ne sont pas tombés loin, je suis bi. Mais à l’époque, je ne le savais pas. A l’époque, j’étais une petite fille brillamment intelligente et désespérément infantile. Et dispensée d’EPS à cause de mon asthme et de mes entorses à répétition. Ce qui était vu comme un privilège inouï. Je ne sais pas pourquoi, en 5ème, ma meute s’est retournée contre moi. Elles se sont mises à raconter que j’avais voulu un lustre pour mes 13 ans – ce qui était vrai. Et elles ont déchaîné la curée. Encore. Je n’ai jamais compris en quoi un lustre pouvait lever tant d’hostilité, et je n’ai pas vraiment cherché à le savoir. Quand je revenais après avoir mangé chez moi, elles se cachaient dans les escaliers et m’insultaient. Pourquoi diable les poursuivais-je ? Je ne sais pas. Mais je le faisais. Peut-être qu’un jour, tout irait mieux et qu’elles m’aimeraient à nouveau. Est venu le voyage à Rome. Une semaine avec elles. Ma maman est allée voir la CPE, après que j’ai tout lâché, un soir d’angoisse. On l’a écoutée avec un peu de circonspection. On m’a changé de groupe. Et moi, je me suis libérée de leur emprise. Ce fut un voyage épouvantable où nous avons tous été malades et brûlés par le soleil. Mais je survis.
En 6ème, la prof d’histoire-géo me mets des mauvaises notes quant à la tenue de mon cahier. Je n’écris pas bien, c’est vrai. Toujours aujourd’hui. Mais mes cahiers sont propres et je passe des heures à les illustrer. Quand ma mère la rencontre, elle lui dit que « ce n’est pas parce que sa fille est bonne élève qu’elle lui met de mauvaises notes. » Que répondre. Ma maman me console.
En 5ème, une autre prof d’histoire-géo me sous-note quand elle trouve que j’aurais pu faire mieux. C’est un barème spécial pour moi parce que je suis brillante. Et la prof de maths me hait, ainsi que ma nouvelle amie. Elle nous persécute, mais j’ai de trop bonnes notes pour qu’elle puisse me faire grand-chose. Et mon amie est une cancre, les autres la respectent même s’il la traite de pute parce qu’elle porte une jupe avec des bottes. Jusqu’au jour où je rate un mercredi et arrive le jeudi matin sans avoir fait mes devoirs. Déchaînement de colère. Jusqu’à ce qu’elle me somme de lui dire pourquoi j’étais absente. Je suis furieuse et épuisée après une nuit à entendre ma mère pleurer. « Mon oncle s’est suicidé mardi. » Dans une fratrie, tout le monde ne s’en sort pas. Mais ça lui coupe le sifflet. Et ça impressionne les autres. Autant de froideur, un peu de folie, une histoire sordide. Je remonte dans leur estime.
4ème, voyage en Allemagne. Pendant les quartiers libres, je me cache dans Constance avec un livre. J’essaie que la meute ne me vois pas toute seule. Je ne retournerai jamais à Constance. La prof d’anglais écrit dans mon carnet que mes résultats sont décevants et que je ne travaille pas assez (ce en quoi elle a raison, mais à quoi bon ? Je suis bonne sans rien faire). J’ai 16 de moyenne. Ma maman me dit de l’ignorer. Après un retour chaotique de vacances en Italie, j’oublie mon carnet de santé pour la visite médicale. Le médecin scolaire m’humilie, m’insulte, fait venir la CPE…
3ème, j’ai trouvé une très gentille amie. Et j’appartiens à une nouvelle meute. Je suis leur garantie, à tous ces cancres. Je prends sur moi leurs bavardages, j’assume leurs objets interdits, je les laisse copier. Et personne ne peut rien me faire : je suis trop bonne élève. Oui, je prostitue mes capacités pour de la sécurité. Il n’y a qu’un prof qui s’en prend à moi. D’histoire-géo, encore. Il hait les filles intelligentes. Il ne les aime que belles et bêtes. Il ne m’interroge jamais en classe pour ne pas avoir à me mettre une note d’oral. Ce qui fait baisser ma moyenne – même si je reste première. Je passe à travers les histoires d’amour et de haine. Je suis trop petite dans mon cœur. Même si l’on m’écorche un peu, en me disant que je suis asexuée, ou que je suis comme une grande sœur…
Ma grand-mère meurt.
Mes parents divorcent.
Mon chat meurt.
Mon grand-père meurt (qu’il soit bien dit que ça ne me touche pas beaucoup parce qu’il était unanimement haï et que je ne l’ai jamais aimé puisqu’il n’a jamais aimé personne).
Lycée. Je ne me ferai plus avoir. Jamais. Et je la rencontre. Elle porte mon nom. Elle est née 11 jours avant moi. Elle apprend le chinois toute seule, comme je l’ai fait pour le russe. J’ai un cœur de petite fille. Suis-je amoureuse ? Franchement, je n’en sais rien. Je pense que c’est ce genre d’amitié-amour bien plus intense que l’un ou l’autre qu’on ne vit généralement qu’à l’adolescence. C’est bien sûr platonique, mais si fusionnel. Enfin on m’aime. Elle, elle ne me quittera pas. On partage tout. Les notes que je prends en cours, les exposés que j’écris, mon dojo, ma chambre (j’habite à côté du lycée, et elle si loin…). Tout. Mais ce tout, c’est elle, et moi je deviens rien. Trois-fois-rien. Elle me coupe doucement de tous mes camarades, elle me fait perdre le peu de confiance que j’avais en moi, elle me saccage en douceur. Peut-on être un pervers narcissique à 16 ans ? Oui. Pourquoi pas ? Ma maman me voit sombrer mais que peut-elle faire ? Elle me donne des conseils que je n’écoute pas, tente de me guider mais je ne le vois pas. Je perds mon prénom, elle garde le sien. Maintenant on ne m’appelle que par le surnom qu’elle m’a donné – Yuki, la neige. Froide et inaccessible. Ce qu’elle a fait de moi. Deux ans. Jusqu’à ce qu’elle ne supporte plus mon insoumission. En effet, mes notes restent toujours bien supérieures aux siennes et elle n’arrive pas à s’intercaler entre ma mère et moi, comme elle l’a déjà fait avec ses autres amies. Alors, après un mois en Chine où je vis une longue dépression. Ce qui m’amènera d’ailleurs à avoir mon premier rapport sexuel, une nuit où je ne peux pas dormir dans notre chambre puisqu’elle y reçoit son copain – ce ne fut pas un viol, j’étais consentante du début à la fin, mais disons que j’aurais une « deuxième première » fois où je ressentirai quelque chose plus tard. Rentrée des classes. Elle me rejette et me le fait dire par un tiers. S’ensuit une scène qui me fait encore étouffer de honte. Dans une classe où je la supplie en sanglots de ne pas m’abandonner. Elle me repousse. Je suis prête à me suicider. Ma maman m’en empêche. Malheureusement pour elle, la terminale s’avère difficile. Elle essaie de maintenir une forme d’emprise sur moi – ou plutôt sur mes notes de cours. Elle vient me voir chez moi un midi. Les bras ouverts. Je ne la laisse pas rentrer, la repousse. C’est fini. Elle raconte partout que tout est de ma faute et qu’elle fait une dépression à cause de moi. Elle a seulement mal calculé : les meutes ne tolèrent les épanchements qu’un très court laps de temps. Alors on vient me demander, à moi qui refuse de raconter et qui ne sanglote pas dans les couloirs. Je reste muette.
Parce qu’en terminale, j’ai rencontré le professeur qui m’a fait le plus de mal scolairement. Elle me hait viscéralement et ne cesse de m’humilier en classe, me reprochant d’étaler mon savoir. Professeur de philosophie, ses notes et ses appréciations malveillantes me feront rater les deux meilleures prépa auxquelles j’aurais pu prétendre. Tant pis, j’aurai la troisième du classement. Le dernier cours se finit en apothéose avec cette prof refusant de me laisser rentrer dans la classe et m’intimant l’ordre d’aller calmer « mon hystérie adolescente » chez la CPE. Motif : je n’ai pas assisté à un oral blanc puisque j’avais un vrai oral de russe pour le bac. La CPE m’apprend que c’est toutes les années pareil, et qu’il ne faut pas que je m’inquiète pour mon avis de passage au bac ; j’ai appris par la suite que mon cas au conseil de classe fut une foire d’empoigne. J’ai le bac avec la meilleure mention et un 14 en philo, moi qui avais généralement 5. Ma mère demandera à la rencontrer plusieurs fois, elle refusera toujours.
Bien sûr, j’ai pris 15 kilos en trois ans. Et depuis je les reprends et les reperds au fil des saisons. Mauvais pour mon corps, je sais. Mais je n’y peux rien.
Le médecin scolaire qui m’avait trainée plus bas que terre parce que j’avais oublié mon carnet est surprise de voir que je ne fume ni ne me drogue et ai de bons résultats. Petite victoire.
Hypokhâgne, khâgne. Je m’attendais à l’apocalypse. Finalement, après tout ce que j’ai vécu, tout va bien. Alors qu’autour de moi, tous les anciens premiers de la classe qui ont toujours été chouchoutés s’effondrent, j’attends toujours un déferlement qui ne viendra jamais. J’en ai trop bavé, je me suis endurcie. Un professeur de latin m’attaque à fleuret moucheté pour me pousser dans mes retranchements. Je ne cède jamais. Je gagne sa considération. Plus de meutes, les cours sont trop durs pour se disperser en histoires de cœur. Je suis tranquille. Je perds 20 kilos.
École de commerce. Plus de prof qui me haïsse. Mais des rumeurs qui me surprennent autant que tous ceux qui me connaissent. Je suis une chaudasse, une allumeuse. Bon. Je suis aussi un dictionnaire. Bon. Je pars toujours à minuit en soirée et je me suis trouvé une nouvelle meute qui m’estime. Tant mieux.
Après mon diplôme, je découvre que je suis surdouée. A vingt-deux ans et demi. Presque 20 ans jour pour jour après avoir franchi les porte de l’école pour la première fois.
20 ans de milieu scolaire. 20 ans à être le bouc émissaire des profs et des élèves. 20 ans à penser que je suis folle/autiste/schizophrène. 20 ans d’école.
Rosemonde

Dessin blanc sur fond noir : au-dessus d’une mâchoire ouverte repose une règle graduée sur laquelle marche un écolier, un gros cartable sur le dos.
Illustration par Nanaqui Anthonomos
www.mcy-art.com
same shit here bro. etant aspi et HP j’ai peu apprécié que les camps d’endoctrinement de l’etat pourrissent ma vie en deversant leur merde sur moi. C’est des endroits pour sacré demeurés. Je meprise les gens qui foutent leur gosse la dedans