À cette époque, mes parents étaient déjà séparés et je vivais seule avec ma mère. Enfin, seule, oui et non, parce que la voisine et ma mère s’aidaient beaucoup, parfois c’est elle qui me gardait, et parfois c’était ses fils de quatre et huit ans de plus que moi.

Le plus jeune me considérait comme une petite sœur, on jouait aux voitures, aux Legos, on s’entendait bien. Le plus grand ne jouait qu’à des jeux où il était sûr de gagner, il fallait qu’il soit le maître, les seules fois où il me laissait gagner c’était pour rabaisser son frère.
Il faut dire que leur mère n’était pas…disons qu’elle n’avait pas l’instinct maternel, ils grandissaient un peu comme les herbes des champs au gré du vent.

Moi, j’étais hyper-protégée par ma mère, il fallait que je sois la petite fille modèle, sage comme une image, celle qu’on finit par oublier tellement elle se plie au bon vouloir de chacun, il ne fallait pas que je dérange et je remplissais mon rôle à ravir, une vraie petite fille. Mon père, lui, vivait sa vie de bohème et il lui arrivait d’oublier de venir me chercher à la sortie de l’école quand c’était son week-end.

Bref, un jour, arriva ce qui arriva. Et ce grand ado, plein de sa toute-puissance boutonneuse et sûrement refoulé des filles de son collège ou lycée, m’a plaquée sur le lit de sa mère, a commencé à sourire bêtement, nerveusement, et s’est mis à frotter son entrejambe sur mon ventre. Nous restions habillés, sauf une ou deux fois où il a glissé sa main dans ma culotte et m’a caressée. Un autre jour il voulait défaire son pantalon, je ne sais comment j’ai réussi à l’en dissuader.
Toujours est-il que moi j’étais en totale ambivalence, coincée entre la fierté d’être invitée à un jeu de grands et, malgré tout, cette sensation de ne pas être à ma place, que ce qu’il se passait était bizarre.
Je scrutais les fenêtres, me disais qu’il y aurait bien quelqu’un en face qui verrait ce qui se passait et en toucherait deux mots à l’une de nos mères… Rien, jamais… et l’autre enfant ? Il avait ordre de rester dans sa chambre, de ne pas en sortir sous peine de coups. Nous étions tous les deux voués au secret.

Je n’ai réalisé qu’à l’âge adulte que ce qu’il s’était passé, on appelle ça des “attouchements”. Ce souvenir est resté longtemps enfoui dans ma mémoire, il a resurgi quand un homme, en l’occurrence mon mari, a voulu me forcer? J’ai eu beau lui raconter que ça me rappelait de mauvais souvenirs, et lesquels, il a insisté. C’est ce jour-là qu’il m’a perdue. Quatre ans après, nous avons divorcé. Quelques mois avant le divorce, je lui ai rappelé cette histoire de mon enfance et ses gestes, il a nié, “non, tu ne me l’as jamais dit, sinon évidemment que j’aurais arrêté”, il m’a tuée une troisième fois.

Aujourd’hui, quand je raconte ce passage de mon enfance, mon entourage me dit qu’il faut crever l’abcès avec cet ado. Quoi ? Trente ans après ? Et ça va servir à quoi ? Je ne suis pas sûre que je me sentirais mieux, il était paumé, en pleine crise hormonale et moi j’étais bien docile, au mauvais endroit au mauvais moment, il me fait plus pitié qu’autre chose quand j’y repense.

J’ai un fils qui va bientôt avoir l’âge de ce garçon, il sait déjà qu’il peut dire non aux adultes, et je commence à lui expliquer qu’on ne force personne même si on en a très envie.

J’espère que la vie prendra soin de lui.

 

Lucy

 

Peinture et crayon : sur un fond rouge, excepté une zone restée blanche en haut à gauche de la feuille, une silhouette représentant un humanoïde est dessinée au crayon très fin, dans le prolongement de la zone blanche. Cette silhouette est courbée, repliée sur elle-même. Sa chevelure, ses bras et ses jambes sont de longues plumes. Entre ses mains, flotte une plume qui s'étire jusqu'au-dessus de sa tête.

Peinture et crayon : sur un fond rouge, excepté une zone restée blanche en haut à gauche de la feuille, une silhouette représentant un humanoïde est dessinée au crayon très fin, dans le prolongement de la zone blanche. Cette silhouette est courbée, repliée sur elle-même. Sa chevelure, ses bras et ses jambes sont de longues plumes. Entre ses mains, flotte une plume qui s’étire jusqu’au-dessus de sa tête.

 

Illustration  par Myroie