13 ans. J’avais 13 ans. Classe de quatrième. Mouton noir, bouc émissaire. Parce qu’il en faut bien un ? Pour suivre les copines, les rares ; s’intégrer un peu, quand même, on suit. Je les ai suivies quand elles m’ont proposé une cigarette, pour essayer. Etre dans la norme.
Et puis ensuite, un peu plus tard, Rachel, une amie d’école me propose de passer le mercredi après-midi avec elle. Elle me dit qu’elle a rencontré des gars qui ont l’air sympa, mais qu’elle n’ose pas y aller toute seule. Des gars qui habitent à côté du collège dans les hautes barres d’immeubles.
Moi je l’ai suivie. Je ne me rappelle plus très bien comment ça a commencé. On a dû trainer ensemble un peu. A un moment elle me dit qu’elle part avec l’un d’entre eux. Eux, ils devaient avoir la vingtaine. Je ne sais pas exactement. Tout nous parait plus grand, adulte à cet âge. Je me suis donc retrouvée seule avec l’autre. Je ne sais plus. Je ne sais plus après exactement comment on en est arrivé là. Je sais qu’à un moment il m’a proposé de venir voir les greniers tout en haut de sa barre d’immeuble. J’ai accepté. On a pris l’ascenseur. Jusqu’au treizième étage. En haut il y avait une pièce, avec une porte. Une seule porte de sortie. Et puis à l’intérieur des boxes fermés à clés. Un par appartement j’imagine. Là, lui s’est adossé à la porte, fermée. Et il m’a demandé. Demandé ! Demandé ce que je préférais, lui tailler une pipe ou faire l’amour ensemble. Et que de toute façon je ne redescendrai pas avant. Je n’avais jamais été amoureuse, je ne savais même pas ce que c’était. Je n’avais jamais embrassé qui que ce soit. Je ne savais pas ce que c’était. Et il m’a donné ce choix-là. Ce choix impossible. J’ai essayé de partir, mais il était devant la porte. Devant la sortie. Et il riait. J’ai pris le moins pire. J’ai déboutonné son pantalon, sorti son sexe. Je me suis agenouillée, j’ai pris son sexe, dur, dans mes mains, dans ma bouche. Je ne sais plus s’il est allé jusqu’au bout. J’imagine que je ne veux plus savoir. Quand ça a été fini, il s’est écarté de la porte et m’a laissé sortir. J’ai couru, pris l’escalier. A toute vitesse. Il a pris l’ascenseur. Je l’entendais derrière moi qui descendais. J’avais l’impression que son rire me poursuivait.
Je me suis sentie sale, si sale. Si petite et si seule.
Pendant longtemps j’ai pensé ne pas avoir eu le choix. Pendant longtemps je n’ai pas réussi à me considérer comme victime. Pendant longtemps je disais qu’il m’avait forcée, pas que c’était un viol.
Je m’en suis vantée à l’école. Comme une bouée de sauvetage, pour dire l’indescriptible. Pour crier que j’existais encore. Pour exister autrement, passer à travers. Je me suis vantée d’avoir taillée une pipe. Je suis devenue aux yeux des autres la tailleuse de pipe, la fille facile.
A force de se l’entendre dire, on le devient.
Je n’ai pas pu pendant presque 10 ans après mettre un sexe d’homme dans ma bouche. Et ce corps, mon corps, qu’il m’avait pris, je l’ai donné, j’ai laissé les autres le prendre. Je me suis salie, salie, encore et encore. Mon corps n’avait pas de valeur. Mon corps je ne le respectais pas. Le premier ne l’avait pas respecté. Il m’a fallu du temps, longtemps, très longtemps pour pouvoir respecter mon corps, pour pouvoir me respecter. Pour accepter de recevoir et de donner. Dans mes relations avec les hommes, je les ai toujours laissé prendre ce qu’ils voulaient de moi. J’ai toujours pris mon plaisir sans le montrer, parce que je ne voulais pas leur donner ça.
Je vous ai parlé de normes au début de mon histoire. J’ai longtemps voulu être dans la norme, hétéronormée. J’ai voulu trouver le mari parfait, charismatique, bien propre sur lui, fonder une famille, me marier. Faire taire mes tortures et démons intérieurs. Mais à quoi bon être dans la norme si ça n’est pas ce qu’on est.
Il y a trois ans. Une femme m’est tombée dessus. Presque littéralement. Ça a été la révélation. Ce que je m’étais efforcée de me cacher si longtemps. J’ai toujours je pense aimé les femmes, sans jamais avoir osé me le dire vraiment. Il y a trois ans, au mois de septembre, c’était le soir. J’étais dehors à contempler la nuit. Et je me suis sentie moi, pleine et entière pour la première fois de ma vie, à ma place. Parce que je m’étais enfin acceptée. Et ça n’est pas, certainement pas à cause de ce qui m’est arrivé quand j’avais 13 ans.
On se répare petit à petit. Cela fait longtemps que je ne me réveille plus la nuit des cauchemars de cet après-midi là. Je ne déteste pas les hommes pour autant. J’en ai aimé même, sincèrement.
Aujourd’hui, j’ose pour la première fois réellement écrire ce que j’ai vécu ce jour-là. Ecrire c’est mettre à distance. Aujourd’hui c’est aussi témoigner de ce que des milliers d’entre nous ont vécu et vivront.
Mes blessures, mes cicatrices font ma force. Je ne serais pas ce que je suis aujourd’hui si je n’étais pas passée par là. Je refuse que cet homme gagne, je refuse que son acte me hante. Mais je m’en serais bien passée.
Ambre

Peinture noire sur fond blanc : au centre, un œil énorme, avec le blanc de l’œil représenté en rouge vif, et une pupille noire. L’œil est encadré de noir. A droite de cet œil, la silhouette d’une jeune fille (une adolescente ?) est représentée en noir. Elle semble s’éloigner de l’œil, en laissant des traces noires derrière elle. L’œil regarde dans sa direction. L’ensemble de cette scène est entourée de traits épais et de tâches de peinture noire.
Illustration par Céline