Je ne sais pas si ce que j’ai vécu est un viol. J’ai du mal à le dire en tout cas, car je me sens trop coupable de porter de fausses accusations, car je ne sais pas si finalement je n’avais pas un peu consenti, car je n’ai pas autant souffert que d’autres amies ont pu souffrir, car sur le coup je n’ai pas (bien) réagi.
En écrivant ça, je me rends compte à quel point je rentre dans tous les stéréotypes que le pouvoir patriarcal impose aux femmes : ressentir de la culpabilité face à la violence, se sentir mal de ne pas être une « bonne victime », une « victime digne », hiérarchiser les souffrances.
Je m’en rends compte, mais c’est plus difficile quand il s’agit de soi.
À l’époque, il m’arrivait de flirter, sans que ça aille loin, avec mon meilleur ami. J’avais toujours refusé de coucher avec lui, parce je n’en avais pas envie, parce que je ne voulais pas que nos relations deviennent compliquées, parce que je n’aimais pas la manière dont il parlait des filles avec qui il couchait.
Un soir, nous étions tous les deux, la soirée se passait tranquillement, on buvait du vin, on discutait, dansait, flirtait. D’autres amis sont arrivés. J’ai fini par être très ivre, à la limite de l’inconscience. Je me suis couchée dans sa chambre, j’étais tellement mal que je n’arrivais plus à bouger.
Les amis sont partis, moi je ne pouvais pas rentrer chez moi dans l’état d’ébriété où j’étais. Je ne me souviens plus très bien de ce qu’il s’est passé ensuite. Je ne sais plus si j’ai dit non. Je sais que je n’avais pas envie. Je n’avais pas peur. Je ne me suis pas débattue. Je ne pouvais juste RIEN faire. Ni dire oui, ni dire non, tant j’étais dans les vapes. Je crois, et j’en ai honte, que mon corps a suivi le mouvement.
J’ai mis longtemps à comprendre que c’était bizarre de désirer une fille qui avait vomi trois fois dans la soirée, qui ne pouvait pas se lever, qui était ivre-morte. Et qu’encore plus, même s’il avait lui-même bu et que ses idées n’étaient pas claires, considérer que je le désirais aussi vu mon état vraiment étrange.
J’ai tout de suite senti qu’il s’était passé quelque chose d’anormal, mais j’ai été pendant longtemps incapable de me l’expliquer. Nos ami.e.s commun.e.s, prompt.e.s à dire que j’avais une sexualité trop débridée, ont considéré que « c’était notre problème, notre relation ». D’autres amies, qui ont subi des agressions bien plus violentes, ont parlé de « demi-viol ». Quant à moi je ne me sentais pas bien, mais pas non plus traumatisée. Impossible de comprendre ce qu’il s’était passé.
Quelques semaines après, rebelotte, autre « demi-viol ». Un garçon qui me plaisait ; je dormais pour la première fois chez lui. Au milieu de la nuit, je me réveille avec une bite à l’intérieur de moi. Mais là encore, j’ai eu une réaction dont j’ai honte. Au lieu de dire « stop » ou « non » ou « c’est dégueulasse de faire ça », j’ai essayé de reprendre le pouvoir – et c’est moi qui l’ai finalement baisé. Comment dire que c’est un viol ? Je me suis défendue, par les mêmes armes, par le sexe. J’en avais marre, je me souviens de m’être dit : « à présent c’est moi qui vais les baiser comme des merdes ». Comme si c’était possible (et souhaitable) de retourner le stigmate, de retourner l’oppression et la domination par moi-même.
Deux expériences donc, en demi-teinte. Des demi-viols. Que j’ai toujours du mal à comprendre.
Maintenant, je dis que j’ai été violée. Mais pour être honnête, quand je dis ça, j’additionne : un demi-viol plus un demi-viol font un viol entier. Bien sûr qu’il est totalement absurde de faire de l’arithmétique avec les violences sexuelles. Mais il y a si peu d’espace de parole et si peu de mots pour pouvoir dire ces violences, quelles qu’elles soient, même en demi-teinte.
Noémie

Dessin : en arrière plan, un mur, avec une énorme éclaboussure de sang. En premier plan, une femme nue, à genoux, de trois-quart gauche. Elle est très maigre, sa peau est blafarde, elle semble avoir été à moitié dévorée. Ses cheveux sont courts. Son visage est rongé du côté droit, on aperçoit dans l’ombre de ses cheveux que sa joue a disparu, on voit ses dents et l’absence d’un morceau de ses lèvres. Son œil gauche est entièrement blanc. Sous ses seins, son flanc droit a été dévoré. On voit ses côtes à vif. Le sang est noir. Son bras droit est replié à hauteur de cette zone, son bras gauche pend le long de son corps.
Illustration par Mina Wrst
Quand tu dis que ton corps a “suivi le mouvement”, je comprend tout à fait.
Dès qu’on ne peut pas vérifier le consentement, il s’agit d’un viol : peut-être que ton ami avait des intentions honorables et qu’il a cru à une aventure d’un soir sous le coup de l’alcool. Mais de ton point de vue, clairement, tu n’étais pas en état de consentir. Je comprends ta réticence à employer le mot viol à demi, je l’ai souvent fait 🙂
C’est bizarre, cette tendance qu’on a à vouloir nuancer nos propos … alors que eux, si on leur en parle, le mot “viol” devient une insulte et ils nous pourrissent, nous accusent de mentir. Pourtant, c’est eux qui devraient avoir honte, et chercher à négocier en parlant de demi-viol…