À quoi sert le viol ? Témoignage d’une ultimate survivante.

Je me suis fait violer à 15 ans. Je me rappelle plus la date… par déduction je dirais qu’on devait être en automne, en 2002. C’était le petit ami d’une copine. Je l’avais rencontré quelques semaines plus tôt, peut-être pendant les vacances d’été, au parc des Bastions, elle était venue avec lui et nous l’avait présenté. Je ne sais plus si c’est moi qui lui ai donné mon numéro de téléphone, toujours est-il qu’il a commencé à m’envoyer des messages, pour m’inviter à des soirées, des trucs et des machins… Je ne comprenais pas ce qu’il me voulait. À 15 ans, j’étais hyper sexy, j’étais un peu considérée comme « celle qui a déroulé du câble » pour autant, j’étais naïve, innocente même… je ne comprenais pas à quel point le sexe est un enjeu, ça m’amusait, je voulais tester ma capacité de séduction, je manquais de confiance en moi, c’était valorisant… (ouais, une petite salope, diront les connards, c’est ça.) Bon, ce mec m’écrivait pour m’inviter à des teufs où sa copine ne serait pas, et vraiment, je ne captais pas pourquoi… (Conne, avec ça, ajouteront-ils… Savent-ils que je suis la première à leur avoir donné raison ? À être sûre que c’est moi qui me suis mise dans ce pétrin ? Ouais. Mais pas tout de suite.) J’ai esquivé ses invitations bizarres un moment, puis un jour il m’a invitée à manger à midi chez lui.

 Nous étions dans la même école depuis la rentrée, mais on ne traînait pas ensemble. Donc, je me suis dit que c’était une invit comme mes potes pouvaient m’en faire, à manger, sympa quoi… il y avait juste ce message, je ne suis plus très sûre, mais il m’avait demandé ce que j’allais porter comme pantalon (moulant) et comme sous-vêtement (un string). Donc voilà, jour j, heure h, on arrive chez lui, on salue sa mère dans la cuisine mais on ne la rejoint pas, on va dans sa chambre. Il pose une couverture par terre. Je crois que les stores étaient déjà fermés quand nous sommes arrivés. J’ai remarqué un cadre avec plein de photomatons de lui avec sa copine, très mignon. Il me propose qu’on regarde un épisode de Friends. Je crois qu’il m’a fait une proposition explicite à ce moment là, mais je ne me rappelle plus si c’était de l’embrasser ou de coucher avec lui. J’ai dit non. Il sortait avec ma pote, et en plus, me donnait pas de rêve, aucun désir. J’AI DIT NON.

Il m’a dit de m’allonger sur la couverture et de fermer les yeux. J’ai pensé qu’il voulait que je me détende, ou me faire un massage, Dieu sait quoi… j’ai obtempéré. Il m’a embrassée, et c’est là que j’ai arrêté de résister. Je ne sais pas très bien si je pouvais m’imaginer ce qu’il allait faire, mais je me suis dit que ça serait plus simple si je fermais ma gueule, vu que de toute façon il avait pas trop l’air de se soucier de mon avis. Il m’a relevée assise, il a sorti sa bite et m’a dirigée pour que je le suce. Elle était énorme, horrible. Puis il a enlevé mon pantalon, il a mis une capote, et il a fait sa petite affaire. Là dessus : black out. Je ne me souviens pas du tout. Je crois que j’ai eu un peu mal, comme toujours à cet âge-là. Puis on s’est rhabillés en silence, on a repris le tram en direction de l’école… je ne me rappelle plus de la conversation, je crois qu’il m’a dit un truc du genre « c’était sympa » j’étais muette, soûlée, on n’avait même pas mangé putain ! Je me rappelle que j’ai réalisé avoir perdu mon natel à ce moment. (C’est fou comme les choses peuvent perdre de l’importance selon la hiérarchie des événements, par contre, le soir, j’ai dû dire à mes parents que j’avais perdu mon téléphone, mais je ne crois pas leur avoir dit que je m’étais fait violer.) Donc nous sommes retournés à l’école, comme si de rien. Enfin, pour lui. Moi je savais très bien que je venais de me faire violer, j’en avais pleinement conscience, et j’étais terriblement en colère contre moi-même. Triste de l’humanité aussi, et surtout, persuadée qu’il ne s’en était même pas rendu compte, et ça, c’est terrible, parce que du coup, ça signifie qu’à chaque moment à partir de celui où il a franchi la limite, j’aurais pu/du dire/faire quelque chose… C’était ma faute, quoi. J’ai retrouvé une copine qui, encore quelques mois plus tôt était ma meilleure amie, on était en froid… je me suis assise près d’elle, et j’ai pleuré, je lui ai raconté. « Je me suis fait violer » Je ne sais pas si je lui ai dit par qui, elle le connaissait aussi, je ne sais pas si elle s’en souvient.

Longtemps, elle a été la seule à le savoir. Quand les gens parlaient du viol, du phénomène de société, entre les lignes je parlais de mon expérience. Je savais que ma mère aussi s’était fait violer, elle était encore vierge d’ailleurs, du coup, je savais que si je le lui disais, ça raviverait sa blessure, elle aurait l’impression de n’avoir pas su me protéger. Bref, pendant des années, j’ai sorti des petites phrases à propos de mon viol que personne n’a comprises. C’est tout récemment, en discutant en voiture avec mon père et ma sœur à propos de condition féminine/prostitution/viol, et après avoir lu king kong théorie de Virginie Despentes qui souligne qu’on n’entend jamais une fille dire: « je me suis fait violer » que j’ai lâché le boulet. Ils ne le savaient pas, j’en étais presque étonnée… Ils étaient atterrés.

Le viol est une arme de domination masculine. Lorsqu’un homme viole une femme, il viole toutes les femmes, il assoit son pouvoir. Cela est dû au fait que la sexualité féminine ne s’appartient pas. Elle est garante de l’honneur, de la dignité de : la femme, son père, son frère, son mari, sa famille, son village, son pays, etc. Même la libération sexuelle des femmes n’a servi qu’à devenir un challenge : les femmes ne peuvent pas jouir, elles le doivent à leur partenaire, pour le rassurer…

Bref, si le sexe d’une femme est ce qu’elle a de plus précieux, ce qui la définit, c’est aussi ce qu’elle doit protéger au péril de sa vie, d’où le sentiment de culpabilité des survivantes au viol, et d’où, bien sûr, le fait que la culpabilité de la victime soit systématiquement soulevée : était-elle habillée correctement ? Au bon endroit ? Au bon moment ? Et son comportement ne prêtait-il pas à confusion ? A-t-elle fait tout ce qui était en son pouvoir pour se défendre ? D’ailleurs, cette accusation de viol ne serait-elle pas pour elle une manière de sauvegarder les apparence ? ETC !!!

Une femme sur six victime de viol ou de tentative de viol… Combien de violeurs ? Pourquoi la prévention s’adresse-t-elle toujours aux femmes ? Les hommes savent-ils faire la différence entre une femme consentante ou non ? D’ailleurs, cette notion de consentement n’a-t-elle pas une odeur rance, une saveur amère ? C’est tout ce qu’on nous laisse, le consentement ? Le consentement est passif : « qui ne dit mot consent » n’est ce pas ? Alors que le désir, lui, est actif… Toi, l’enfoiré qui t’es servi de mon corps comme de ta main droite, tu sais pas faire la différence entre une fille qui t’arrache ta chemise avec les dents et une femme qui ferme sa gueule et se laisse faire ? Tu considères peut-être que la deuxième option convient mieux à son sexe, à son genre, au rôle qu’on lui prête… C’est bien là le nœud du problème, là que tout se rejoint… On considère que les hommes sont victimes de leurs pulsions, et que c’est à nous de nous en protéger, mais ce raisonnement n’est qu’une mascarade, et contribue à faire du viol une arme de domination : tu ne veux pas te faire violer ? Alors reste à la maison… Et prends garde, car c’est la pire chose qui puisse t’arriver ! Le déshonneur, un stigmate à jamais gravé sur ta peau ! Tu ne voudrais pas courir un tel risque, n’est-ce-pas ? Renonce alors à ton indépendance et à ta liberté.

Moi j’ai choisi : je le prends, ce risque, si c’est le prix de ma liberté… Je crois qu’au moment même ou j’étais en train de me faire violer, je me suis dit : quoi ? Et ça devrait me marquer pour la vie ? Je ne voulais pas que ça conditionne mon existence, je crois que j’ai pris la décision dans ce foutu tram. Ce connard n’aurait pas eu son heure de gloire, il aura manqué son coup, n’aura pas réussi à me casser. Je ne voulais pas avoir à porter un traumatisme, il me fallait donc décider que ce n’était pas important, que c’était juste arrivé. J’ai tendance à penser que pour que le viol cesse d’être une arme contre les femmes, il faudrait le banaliser. Désacraliser la chatte, quoi… Ce que je dis est dangereux, et si c’est possible pour moi de le dire, c’est que mon viol s’est passé sans violence, et qu’à aucun moment je n’ai craint pour ma vie ou pour mon intégrité physique.Un traumatisme est un traumatisme, une blessure ne se justifie pas, je ne remets pas du tout en question la légitimité d’une souffrance qui existe ! J’ai été bien plus traumatisée et influencée par un mec qui m’a tripotée dans une ruelle déserte à deux heures du matin, parce qu’il m’a fait peur, et du coup, aujourd’hui, je préfère prendre le risque de rentrer bourrée à bicyclette que de me promener toute seule la nuit…

Finalement, je ne peux pas dire que mon viol, ou de manière générale, les agressions sexuelles dont j’ai été victime au quotidien ne serait-ce que parce que je suis une femme, n’ont eu aucune influence sur moi. C’est même complètement faux. C’est grâce à ça, et autour de ça que j’ai articulé ma pensée féministe. Je suis devenue une unshamed slut, une ultimate féministe :vous pouvez donner les noms que vous voulez à ma sexualité ou a mon comportement en général, ils m’appartiennent, et ce n’est jamais péjoratif.

Chloé

http://slutwalk.ch/temoignages-2/ultimatetemoignag/

 

Peinture : au trait épais, en noir sur fond ocre, un corps de femme est couché su le flanc. Les genoux sont repliés contre le ventre, on voit ses fesses. Les bras sont étendus en arrière, la poitirne est mise en avant. Il n'y a pas de tête. Des taches sombres entourent le corps.

Peinture : au trait épais, en noir sur fond ocre, un corps de femme est couché su le flanc. Les genoux sont repliés contre le ventre, on voit ses fesses. Les bras sont étendus en arrière, la poitrine est mise en avant. Il n’y a pas de tête. Des taches sombres entourent le corps;

 

Illustration par Ophélie.