Les sens encore.

 14 ans et demi. Petite intello qui a sauté une classe visite des endroits glauques : cave, toilettes. Se faire quitter sans ménagement, une fois qu’ils ont eu ce qu’ils voulaient de moi. Moi faible et puis forte, tu penses les contrôler petite sotte, « salope » sur mon passage, « fille facile » pour mes copines. « Elle est dégueulasse mais elle est bonne. » Petit lycée de banlieue en province, tout se sait et se déforme, tout ce beau monde apprend ce que j’ai fait, Emma Bovary en leggings, jugement des garçons qui crachent dans la soupe tout en voulant y goûter, filles qui me prennent de haut « On n’est pas du même niveau ». Au pire les insultes qui te giflent, au mieux la pitié qui me fait l’effet d’une brûlure discrète. Enchaîner les garçons, mauvaise réputation.

 15 ans. Penser rencontrer le bon : jalousie, envie, colère, violence verbale, insulte-moi au lit, fais-moi mal. « Je n’ai pas envie Alex tu as des doutes alors faisons juste des bisous » ; pour me convaincre « Allez je t’aime je suis désolé », me laisser embrasser, m’abandonner, me faire quitter. Qu’est-ce que le respect ? Avoir peur, ne pas savoir dire non, provoquer, jupes courtes et talons hauts, sifflements, je déteste et pourtant j’aime ça, pourquoi est-ce que je suis moi ? Boule dans la gorge, ventre creux, jolies fesses pourtant, belle bouche, cheveux bouclés, petite reine de beauté sifflée dans la rue « Tu l’as bien cherché ! »

 16 ans. Me livrer tout entière, cette fois à la photographie, à la musique, aux livres, réaliser des courts-métrages, m’engager dans une association, écouter les cours, trouver un sens à ce que je suis et où je vais. Je lis en classe « Je suis comme je suis » de Jacques Prévert, le message est passé peut-être. Embrasser ce garçon dans le noir qui ne dira jamais rien merci à toi, les amitiés qui se lient, les discussions qui finissent tard le soir avec cette amie, retrouver du plaisir et me sentir d’une douce élégance nouvelle, découvrir la philosophie, observer mes principes, débattre avec les autres, n’oublie surtout pas que tu t’es oubliée ! Reste intègre ma Fanny-jolie. Retourner au Portugal, voir ma famille, tribu que j’aime malgré ces petits mots qui font parfois du mal à mes convictions au détour d’une conversation. Musique forte, petites soirées étrangement doucement saines, odeurs de bière ; boire assez pour se sentir grisée mais quand même tout contrôler, ne jamais relâcher l’attention, éclats de rire ; je me reconstruis.

 17 ans. Un an sans coucher, avec lui je réessaie, il est doux j’aime ça, pourquoi ne pas essayer de se mettre tous les deux, mais il n’est pas prêt, trop compliqué et puis moins de sentiments, arrêter mais recoucher ensemble : cette fois-ci il ne m’écoute pas il ne ralentit pas même si je lui dis « s’il te plaît arrête j’ai mal ». Me sentir sale je n’arrive pas à mettre de mots dessus pourtant je le voulais, oui ou non ? Reprendre sur moi, malgré tout, comme toujours, ne jamais lâcher prise, on me pense autoritaire et on dit de moi que j’ai « un goût excessif pour les détails », vous savez c’est juste pour me rassurer. Alors garder la tête haute, les mains propres et ne plus baisser les yeux. « T’as encore plein de trucs super à vivre, c’est juste que tu ne le sais pas encore », me revient cette phrase que cette fille qui a épousé ma famille m’a chuchotée dans l’oreille une fois où je lui avais livré tout ça. Je suis forte et belle dans ma tête, je vais y arriver, vous six, pauvres garçons, savez-vous ce que j’ai écrit sur le mur de ma chambre, saine vengeance sur laquelle j’ai vue le matin quand je me maquille ? « Vous ne me ferez pas perdre confiance en moi, en les autres, en la VIE. »

Fanny

Illu ADO, L'ESSENCE AU CORPS

Illustration par Charly.