Témoignage de ce jour où nous avons amené notre enfant de quatre ans dans la Jungle de Calais.
Petit, je me demandais pourquoi mes parents mettaient leurs mains sur mes yeux pendant les infos de treize heures qu’on regardait en famille le dimanche chez mes grands parents. Alors, quand le vin avait suffisamment coulé pour que personne ne s’occupe de censurer ma vision du monde, j’ouvrais grand les yeux et je voyais souvent des images d’une famine et de ces guerres qui rongent les populations de la planète.
Fille de colons militaires, ma mère a grandi en Afrique, elle me raconte souvent son retour en France, à la libération de Dakar qui précéda l’indépendance bananière du Sénégal. Elle m’explique alors son regard triste sur le peuple d’un pays froid, où les gens semblent transparents, comme si la peau grisée de pollution et de l’enfermement voulu des familles dans les cités-dortoirs et les beaux quartiers avait pétrifié le sang.
C’est l’histoire de ma famille et de tant d’autres dans ce pays. Celle d’une division idéologique historique entre la suprématie de nos aïeux et la solidarité citoyenne du monde de notre génération devenu adulte et porteuse de mon point de vue d’une dette incommensurable envers les peuples d’Afrique et d’ailleurs à qui on a volé les richesses et la liberté d’être. Cette dette, j’ai vite compris que nous pouvions, à défaut de l’effacer, la panser.
En 1999, l’Abbé Pierre ouvre le hangar de Sangatte. Du haut de mes 19 ans, je me sentais impuissant et terriblement honteux de laisser ces hommes, ces femmes et ces enfants venu.e.s chercher un peu d’humanité « chez nous » être relégué.e.s au rang de sous-humain.e.s.
En Bretagne, là où j’ai grandi, il n’y a qu’une route pour rejoindre le reste du monde, comme un entonnoir routier dont la gratuité fait la fierté de la population locale. Sur les ponts de la voie expresse, on pouvait lire de tristes slogans inscrits au nom de la haine intégriste des constructeurs de frontières et d’une idéologie renfermée sur elle-même par les indépendantistes régionaux.
Ces écritures peintes à la bombe disaient : « Breizh Atao » (Bretagne Toujours) ou encore « Pas de Sangatte en Bretagne », me faisant frissonner et me forgeant ainsi une profonde idéologie de citoyen du monde. Un caractère qui n’a cessé de grandir et de faire de moi un vagabond de la lutte internationale, résistant infatigable de tant de causes qui affrontent d’une manière ou d’une autre les inégalités de la folie humaine avec mon cœur blessé d’enfant qui porte le poids de la culpabilité et de la responsabilité de l’occident sur les horreurs du monde.
Presque vingt ans plus tard, avec des camarades de lutte, nous tenions le blocus du chantier d’un Center Parc dont la construction avait été imposée aux habitant.e.s de la commune du village de Roybon en Isère, partagé.e.s et violemment divisé.e.s sur le sujet. Un projet bloqué par les zadistes, comme on nous appelait dans les médias, et surtout par une justice qui doit aujourd’hui faire silence devant une décision du Conseil d’État, qui laisse peu de doutes sur la volonté de reprendre le chantier après son rendu qui sera exprimé au mois de juin prochain.
Nous sommes alors en avril 2015. C’est à cette période que la maire de Calais décida de réquisitionner une parcelle de terre située au abord de l’autoroute qui mène au tunnel sous la Manche, débordée par l’affluence de nombreuses victimes de l’exode massif des populations touchées par la misère humaine et les effets néfastes des ventes d’armes et autres pollutions destructrices. Malgré cette volonté qui en apparence semblait bonne, j’ai vite compris que cela n’était effectif que dans un seul but : celui de centraliser la misère et de l’étouffer à grand coup de pression administrative et policière.
Difficile pour moi de faire fi de cette situation inhumaine. Les associations locales et internationales firent appel à la solidarité de toutes et de tous. Un appel à l’entraide générale que les médias turent durant des mois malgré le relais des réseaux sociaux.
Avec des ami.e.s et beaucoup d’inconnu.e.s touché.e.s au cœur par cette misère, j’ai eu la chance de participer à l’essor de ce qui a été pour moi un véritable élan de solidarité internationale. Nous venions des quatre coins de l’Europe, et chacun.e de notre coté, nous avons vu s’organiser un véritable réseau d’amour universel généreux et simple, constitué de bâtisseurs et bâtisseuses, de cuisinier.e.s, de donateurs et donatrices et d’humanistes prêts à sacrifier leur temps pour être présent.e.s face à ce scandale terrifiant qui n’est que le prolongement des politiques modernes.
Est alors née une chaîne humaine balayant préjugés et amalgames racistes pour faire lumière sur le vrai fond humain de la population, peuple du monde uni et beau comme les rayons d’un soleil étouffé par un système clos et injurieux pour la vie.
Pour organiser en toute légalité nos collectes à destination des exilé.e.s de Calais et d’ailleurs, avec des ami.e.s de la lutte de Roybon, nous avons choisi le support de l’association La Kaze que nous avions fondée au nom de la solidarité et du libre accès à la culture et basée dans son local de Saint Antoine l’Abbaye, aujourd’hui fermé par un arrêté municipal sur la remise aux normes du bâtiment situé au cœur d’une cité médiévale dont l’illégalité fait peu de doute et est assez impromptue compte tenu de la vétusté des locaux des services municipaux et autres commerces accueillant du public. Mais bref, là n’est pas le sujet.
Après de nombreux allers-retours et bien du temps passé jour et nuit sur le site de la « Jungle de Calais », il me parut important pour ne rien cacher à un petit homme en devenir, qui partageait depuis quelques mois ma vie et de le joindre à mes déplacements humanitaires, au moins pour une fois. Je parle là du fils chéri de ma compagne.
Un petit garçon de tout juste quatre ans à l’époque, métisse franco-maghrébin par son père Algérien résidant en France depuis l’enfance. Des origines qu’il est bon de ne pas oublier à l’heure du consommer Français et d’une élection où le pire semble à venir pour une génération qui grandira avec l’ombre de la peste brune et l’influence consumériste du grand capital. Ce sont ses racines, qu’il lui faudra donc porter fièrement, parce qu’un arbre sans racine se meurt dans les méandres d’une société sans but.
La première étape fut de lui expliquer avec des mots simples ce que j’appelais jusque-là « partir travailler » quand je prenais congé de ma famille pour me rendre à Calais. Le pari de l’accompagner dans ce lieu était risqué mais j’avais foi en lui et en sa maman pour être assez costaud.e.s mentalement pour supporter le choc de la répression d’une police qu’elle lui avait toujours voilée pour le maintenir dans un regard de compréhension de la présence militaire et policière tristement constante dans les rues de Paris où le petit homme a passé les premières années de sa vie.
Comme il est censé être là pour protéger la population, le corps armé de l’État trouve souvent chez les parents d’enfants questionné.e.s par la présence d’armes de guerre dans les bras de ces hommes et de ces femmes un classique : « ils sont là pour nous protéger ». Ce qui, dans la tête de ce bonhomme encore à l’école maternelle, incluait par une logique pertinente qu’il y avait des « méchant.e.s qui nous voulaient du mal ». Il était temps donc, de lui montrer, avant que les médias et la vie ne le fassent pour nous, parents, que les choses étaient un peu plus complexes que cela.
Ce jour de janvier 2016, nous lui avons donc demandé de trier ses jouets et de choisir de son propre chef ceux qu’il pensait pouvoir être en mesure de voir partir dans les bras d’autres enfants. Lui expliquer que d’autres avaient perdu leur maison et tout ce qu’ils et elles avaient, parfois leur famille, souvent leur naïveté d’enfants, meurtrie par la guerre, la faim, la persécution.
C’est donc bien fier.e.s de notre courte formation aux valeurs fraternelles que nous l’avons vu de lui même ouvrir son bac à jouets où s’entassaient les trésors de sa vie, comme fasciné par le fait de venir avec nous faire le travail des grandes personnes. D’un autre coté, étant mon fils par l’alliance de nos deux vies, celle de sa mère et la mienne, il évolue dans la constance d’un débat militant et engagé. Il aurait été étonnant qu’il en soit autrement de sa volonté.
Nous sommes parti.e.s de Paris en passant par la grande zone industrielle de Sarcelles où j’ai de nombreux contacts dont je tairais le nom par mesure de précaution, mais aussi par le local de l’association partenaire Action Froid qui nous donnèrent plus d’une tonne de vêtements et des fruits et légumes récupérés dans les poubelles des supermarchés environnants.
Le camion chargé à ras bord, nous avons donc pris la route vers Calais, en famille, accompagné.e.s de notre chien, déjà bien habitué du lieu où de nombreux.ses exilé.e.s faisaient file d’attente pour le promener autour de leurs campements de fortune, en souvenir de leurs animaux de compagnies abandonnés derrière elles.eux dans leur fuite pour la survie.
Comme à cette période, le campement de Grande-Synthe n’était qu’un insalubre ramassis d’ordures et de tentes déchirées où vivaient dans les pires conditions des hommes, des femmes et des enfants, nous avons été aiguillé.e.s par les membres de l’Auberge des Migrants vers le campement pour y déposer nos bâches.
L’Auberge des Migrants, à qui nous avons confié les vêtements récoltés, dans le but de voir les bénévoles de cette association faire un tri nécessaire à une distribution organisée en fonction des besoins des personnes présentes sur les différents lieux de regroupement de la région. Un travail fastidieux qu’il nous était impossible d’accomplir avec notre équipe familiale malgré la meilleure volonté. Il faut savoir laisser celles et ceux qui en ont les moyens prendre certaines responsabilités lorsque cela est nécessaire. La coopération est une valeur absolue en laquelle je crois profondément.
Arrivé.e.s sur le parking du magasin de sports et loisirs qui bordait l’entrée du sous bois où vivaient les « migrant.e.s » de Grande-Synthe, nous avons dû accepter, pour ne pas avoir de problème et ne pas montrer à cet enfant un visage détestable du bras armé de l’État, de faire notre distribution hors du campement auquel nous n’avons finalement pas pu avoir accès direct.
C’est là que j’ai vu le regard de notre petit garçon devenir celui d’une personne fière de donner et sortir de cet phase égotique que chaque enfant traverse inévitablement. Chaque fraise, chaque paquet de riz est passé par ses mains. Un moment inoubliable qui fera, vu son âge à l’époque, partie de ses premiers souvenirs tant l’émotion était grande entre lui et les personnes qui faisaient la queue pour être ravitaillées.
Comme il se faisait tard et que nous devions vider encore les bâches promises à mon ami dont la hutte à l’Africaine à l’architecture unique du campement de Calais saura raviver les souvenir de celles et ceux qui connaissait les lieux, nous avons donc pris la route en direction de la « Jungle ».
Arrivé.e.s sur place, nous avons déposé ce dont il avait besoin et de son envie d’égalité et son empathie pour les autres exilé.e.s, il refusa d’en prendre plus que nécessaire. Voyant un groupe de personnes sans-abris aux portes fermées du centre Jules Ferry, égarées sous une pluie battante, nous avons avancé notre camionnette et ouvert la porte latérale pour entamer une distribution des bâches encore nombreuses.
Il y eut alors un moment troublant où l’instinct prit le dessus sur l’humanité et où ces hommes et ces femmes redevinrent animales et animaux, porté.e.s par les blessures de toute une vie, arrachant de force en se bousculant les bâches de mes bras. Notre chien se mit à aboyer, pour me protéger, le même moment où, effrayé, notre enfant se mit à crier. Porté moi aussi par un instinct de protection, j’ai à mon tour hurlé et perdu une de mes dents sur pivot qui tomba au sol. Ce gag involontaire fit rire tout le monde et calma immédiatement l’affaire. Ouf… Plus de peur que de mal.
La distribution terminée, nous avons décidé de rejoindre l’aire de camping-car située sur le port de Calais, dans le but d’éviter à ce petit garçon d’être victime du harcèlement policier continuel pour les bénévoles travaillant sur la « Jungle de Calais ». La nuit fut calme et le petit déjeuner aussi. Après une promenade sur la plage, un point sur la situation et les objectifs de la journée à venir, nous avons repris le chemin de la « Jungle » pour que le petit puisse distribuer de main en main les jouets qu’il avait triés la veille.
Nous savions qu’il serait compliqué d’entrer dans les écoles et lieux réservés aux enfants en bas âge, non pas parce que nous y serions refusé.e.s, connaissant de nombreux.ses bénévoles sur place, mais parce que non seulement il n’est pas question d’entrer dans ce lieu comme on entre dans un zoo pour dire que nous y sommes allé.e.s, mais aussi parce que nous n’avions pas assez de jouets pour qu’ils puissent ne pas être objets de jalousie et d’injustice pour les enfants visés par notre mission.
C’est donc en allant rendre visite à mes comparses activistes et à quelques exilé.e.s devenus ami.e.s, sans oublier le gré des rencontres constantes faites à chaque déplacement, que nous avons pu expliquer ce qui se passait sur place à ce petit homme en devenir qui fut câliné par de nombreuses personnes, désireux.ses de partager un instant d’amour au nom de la bonté de l’enfance et pour certain.e.s, du souvenir d’êtres chers, perdus dans l’horreur ou laissés derrière eux.
Finalement, grâce au travail sur place par les nombreuses organisations citoyennes dont Polyvalence, que je remercie pour cette tribune, nous n’avons croisé que peu d’enfants ce jour-là. Il est vrai qu’ils étaient bien mieux à l’abri. Nous avons donc repris la route en milieu de cet après-midi de dimanche de janvier, souriant.e.s et ravi.e.s d’avoir partagé ces moments importants pour chaque personne que nous avons pu aider, mais aussi pour nous.
Je me souviens que le petit bout de vie sortie du ventre de sa maman demanda à cette dernière ce qu’il allait faire de ces jouets non-distribués lors de cette mission. Nous comprirent alors l’importance de trouver preneurs et preneuses enjoué.e.s à ceux-ci. Il aurait été hypocrite de ne pas voir les exilé.e.s présent.e.s aux portes de Paris à cette période et, malheureusement, encore et de plus en plus nombreux.ses de nos jours. Les jouets ont donc été distribués aux portes de Paris et dans les rues de Belleville où nous avions un appartement.
Comme à chaque fois que je suis allé dans ce genre de mission, pour y passer une heure ou plusieurs semaines, je suis rentré chez moi – quand j’avais un chez moi du moins – avec une boule au ventre de frustration. Frustré oui. Parce que les mains tendues n’ont jamais arrêté la misère, même si je sais bien au fond de moi que chacun.e d’entre nous qui aura donné de son temps et de son énergie pour changer le quotidien de ces hommes, de ces femmes et de ces enfants peut être fier.e de l’avoir fait : ces bénévoles et activistes que j’ai croisé.e.s sur les routes d’un monde que nous espérons plus simple dans son fonctionnement, plus vrai dans son éducation, plus ouvert sur le reste du monde et ses merveilleuses différences mais aussi et surtout plus égalitaire face à l’espoir d’y voir grandir nos enfants et les enfants de nos enfants, ensemble.
Merci donc à toutes celles et tous ceux, qui chaque jour, changent le monde, pas à pas, dans la véracité profonde de leur comportement. Puissions-nous un jour avoir été les pièces unifiées d’un avenir où tout ce que subissent ces hommes, ces femmes et ces enfants au pays des droits de l’homme et partout sur notre belle planète cabossée, n’existera plus.
Solidairement et pour demain
Olivier Crenn

Photo : quatre personnes en jogging assises sur des chaises autour d’un reste de feu à même le sol de béton, cendres entre quatre pierres. On ne voit par leurs têtes, il semble que ce soit des hommes noirs pour au moins deux d’entre eux. En fond, à côté d’une porte ouverte, un grand miroir brisé.
Illustration par Julia Shirley Quirk
http://www.juliashirleyquirk.com