Je suis une femme. Enfin presque. Cisgenre, les cheveux longs avec de hauts talons. Souvent. Mais il fut un jour où je ne l’étais pas. J’étais une fille en rangers, un peu casse-cou, un peu tout ça. Un peu camionneuse comme qui dirait. Comme beaucoup d’ados ou presque, il y a toujours des exeptions, j’étais naïve. Très naïve. Mais il y a eu ce jour où je ne l’ai pas été. Pas trop. Ou pas assez.
C’était nouvel an. Le jour où la fête et l’allégresse nous fait généralement baisser notre garde, quoiqu’à cette époque-là je n’en avais jamais vraiment eu, de garde. Comme à toutes ces soirées où l’alcool coulait à flot et où il fallait absolument et par tous les moyens que je fasse démonstration de mon exceptionnel talent à boire et boire sans jamais m’arrêter, j’ai bu, bu et rebu sans jamais m’arrêter.
Il est arrivé un moment où je ne pouvais plus trop tenir debout évidement, et où il m’a fallu nous poser, moi et mon ivresse, sur le bon fauteuil moelleux à 1 000 euros du pote qui nous avait invité dans sa maison-manoir là.
Donc, en compagnie du garçon qui m’avait au préalable le plus flatté sur ma descente, je m’assieds sur ce beau fauteuil à l’abri des regards, seule avec lui. Nous parlons de tout et de rien, il me fait de beaux sourires, le bougre. Il me dit que je suis jolie.
Évidement comme c’était nouvel an, j’avais mis un décolleté plongeant qui, manifestement, agissait comme un trou noir au milieu de la galaxie. Il attirait tous les yeux qui passaient à proximité. Les siens n’échappaient pas à la règle, mais il ne faisait rien pour essayer de se soustraire à cette force manifeste de gravité.
Vint alors ce moment, ce moment que je n’ai jamais oublié. Dois-je remercier maman qui, avant que je parte, m’a mille et une fois répété de me méfier jusqu’à ce que j’en vienne à me demander si, à l’image d’une très vieille personne, elle n’avait pas oublié qu’elle venait déjà de me le dire ? Ou le couteau que je trimballais toujours avec moi comme un porte bonheur et une nouvelle occasion de me faire remarquer ? Toujours est-il qu’il me l’a proposé, ce garçon, d’aller me chercher un verre à la cuisine.
Je ne sais pourquoi je lui ai répondu “oui je veux bien”. Étais-ce parce que je lui laissais le bénéfice du doute, ou tout simplement parce que j’avais peur ? La deuxième solution me paraît la plus plausible puisse qu’à ce moment précis où j’écris, mes mains tremblent. Il est revenu, le corniaud, avec son mojito. Un seul. Lui n’en avait pas. Il me le tend. Je le prend et je le renifle. Je fais comme ces endimanchés, aux dégustations de vin, qui pensent tout connaître. Il se marre. Moi non. Je relève les yeux vers lui et son sourire disparaît. Je lui tend le verre et je lui dis “Goûte ?”. Ca avait sonné comme un ordre tremblant. Bien entendu, il a refusé. Je sors mon couteau, plus pour me rassurer que pour lui faire vraiment peur, et je recommence. “Bois”.
Le visage livide, il prend le verre. Moi, je suis partagée entre une profonde, une sadique jubilation et la peur. Je la sentais partout. Dans mes doigts, dans mon dos, comme une paralysie. Il boit. Nous nous regardons pendant de longues minutes qui m’ont parues interminables. Il a essayé de se lever, mais mon cran d’arrêt l’en a dissuadé. Quelques minutes encore et il s’est endormi d’un seul coup. Ou évanoui ? Je n’ai jamais su. J’ai pris ma peur et mon ivresse et toutes les trois nous avons détalé.
Je n’ai jamais porté plainte. Après tout, c’était de ma faute, j’avais trop bu et je portais ce foutu décolleté. Tout était de mon fait, d’après moi. Je remercie encore aujourd’hui mon éducation sexiste et l’héritage patriarcal qui a faillit me faire passer un bien sale quart d’heure.
Même après m’être remise de la chose, je n’en ai pas parlé aux autres non plus. Ils m’ont seulement raconté, tout rigolants, qu’ils avaient retrouvé ce garçon toujours au même endroit, bourré selon eux.
Mais moi je savais, je savais qu’il n’était pas bourré. Mais drogué.
Et ce que je sais, aujourd’hui, plus que tout autre chose, c’est que ç’aurait pu être moi.
                                                                                                            S.
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Illustration par Christine Guais