Je n’ai jamais très bien compris pourquoi on parlait de violence « ordinaire » ou de machisme « ordinaire ». Il est aisé de comprendre qu’il s’agit simplement d’une distinction face à une violence extrême ayant des conséquences redoutables. Cependant ce terme d’ordinaire m’a toujours dérangée. Enfin, je dis toujours comme si je le connaissais depuis longtemps mais en réalité je ne m’intéresse aux causes égalitaires que depuis peu. Ce terme d’ordinaire est gênant pour plusieurs raisons dont la principale est sûrement que cela dédramatise le mot qui le précède. Le machisme devient le machisme « ordinaire », comme si d’un coup il n’était plus si grave, qu’il n’avait pas de conséquences importantes et que l’on pouvait le reléguer à une sorte de machisme de second rang. Qu’est-ce que cela veut dire ? Que l’on doit combattre le machisme dans sa forme la plus violente et laisser de côté ce machisme ou cette violence « ordinaire » ? Evidemment qu’il faut traiter les victimes de violence en priorité, les raisons sont évidentes. Mais toutes les victimes de ce machisme ou cette violence ordinaires que faut-il en faire ? Leur dire d’attendre patiemment que cette violence de second ordre devienne une violence de premier ordre ? Attendre qu’elles se fassent agresser, battre, violer, avant de prendre en compte leurs souffrances ?
Je n’ai jamais eu, heureusement pour moi, à subir ce que l’on pourrait qualifier de violence de premier ordre. Mais le machisme ordinaire, ça, je connais.
La première expérience que j’en ai eu c’était à ma sortie du lycée, je rentrais en études supérieures et pour cela il fallait prendre le train. Châtelet à Paris. Le RER B à l’heure de pointe… les parisiennes comprendront rapidement où je veux en venir.
Un jour que le wagon était tellement bondé que l’on pouvait à peine respirer et absolument pas bouger je sens une main effleurer mes fesses. « Pas de panique, me dis-je, ça doit être quelqu’un qui cherche son portable dans son sac, après tout nous sommes tellement serré ici ! » Mais moins d’une demi-seconde après avoir formulé cette pensée je sens que la main remonte sous ma jupe droit vers mon entrejambe. Sans réfléchir – et comme je ne pouvais pas me retourner pour voir de qui il s’agissait – je donne un grand coup de coude derrière moi. J’entends distinctement quelqu’un dire « Aie ! » sans savoir si cela provient ou non de mon pervers mais tant pis, la main se retire et ne reviens pas.
Je pars en province, plus de main baladeuse pour moi et à part quelques moments de drague le soir au retour de soirée – ce que je considère plus ou moins comme normal – rien ne vient me rappeler cet écœurant épisode du train. Une violence « ordinaire », sans séquelle physique mais un mauvais souvenir. Je sens confusément que ce n’est pas normal d’avoir ce genre de souvenir, mais j’oublie rapidement.
Retour à Paris. Tous les matins dans ma petite banlieue je passe devant un chantier. Tous les matins l’un des ouvriers, un petit homme à moitié chauve d’une quarantaine d’année, me dit bonjour d’une façon si insistante que je ne peux qu’y répondre. Parfois il me demande si ça va, il me dit que je suis mignonne aujourd’hui lorsque je porte une robe… (Ce mot de « mignonne » prononcé par un inconnu me dégoûte; pense t-il que je suis une petit fille ? Cela me donne l’impression d’avoir 10 ans et d’être face à un pédophile, j’exagère à peine). Lorsque je passe loin de lui je me sens soulagée, pas obligée de lui répondre. Pourtant il a beau être à l’autre bout du chantier, il me siffle pour que je me retourne et le salue. C’est ordinaire, pas violent… Alors pourquoi ai-je une boule au ventre le matin lorsque je sors prendre mon train ? Pourquoi me dis-je, lorsque je vais dormir chez mon ami : « Ouf je n’aurai pas à passer devant le chantier demain matin ! ». Il me semble que je ne devrais pas avoir à penser à cela.
Arrivée à Gare du Nord c’est le comble de ce machisme « ordinaire ». Les « t’es belle » susurrés par des inconnus qui ne te laissent même pas le temps de te retourner pour leur répondre, les regards insistants sur mes jambes nues lorsque je porte une jupe, voire sur ma poitrine, que j’ai pourtant très petite.
Un jour en rentrant du travail, alors que je suis au niveau des bornes, sur le point d’apposer mon pass pour ouvrir les portes du RER, un homme passe derrière moi et me dis suffisamment bas pour que je sois la seule à l’entendre :
« T’es bonne toi, hein, moi jte baise ! ».
Depuis quelques semaines, je lis des récits de femmes ayant subit ce genre de harcèlement de rue comme on l’appelle. Mon sang ne fait qu’un tour, ni une ni deux, je me vois comme le pourfendeur venu défendre toutes les femmes subissant cela quotidiennement, et je me retourne vivement. Je voudrais lui crier :
« Et bien moi je ne te baiserai même pas pour tout l’or du monde ! ».
Mais ma colère est trop vive, je m’emmêle et ne sort qu’un « Et bien pas moi ! » suffisamment fort pour que l’on puisse bien m’entendre dans un rayon de trois ou cinq mètres. Pas terrible comme riposte cependant j’ai fait mon effet, certains passants se retournent même et me fixent étrangement, comme si j’avais crié dans une bibliothèque. L’importun, lui, me semble tout surpris de ma réplique pourtant pas brillante, il n’attendait visiblement pas de réponse à son obscénité.
Tremblante de rage contre lui, et contre moi aussi, je le plante là, et pars en direction du RER sans un regard en arrière.
Voilà, ce machisme est « ordinaire » pourtant le terme me paraît toujours aussi inapproprié. Ce n’est pas un machisme « ordinaire » car ça ne doit pas et ça ne devra jamais devenir une scène ordinaire. Il n’y a rien d’ordinaire dans la violence des mots, à fortiori lorsqu’elle est gratuite. Les mots peuvent parfois avoir un impact bien plus violent que les coups physiques. Ils peuvent nous dévorer de l’intérieur et nous empêcher de vivre une vie qui devrait pourtant être la seule à pouvoir être qualifiée d’ordinaire.
Nat
Illustration par Shyvs
Très bon texte, merci pour ce témoignage…