“Cette colère sourde qui gronde quand on est dans la rue et qu’on se fait emmerder… Cette colère qui ne s’éteint plus.” – Bidibulina
Je ne me souviens pas de toutes les fois où j’ai été enquiquinée, interpellée, abordée, harcelée dans la rue, je me souviens de certaines, d’une minorité; en revanche, je me souviens de toutes les fois où on m’a touchée sans mon consentement.
J’ai presque 15 ans, je suis en troisième, je marche le long d’une avenue de la ville où nous habitons. Il est 13h30, il fait beau, nous sommes au printemps, je vais au collège. Je suis habillée de jeans, d’un t-shirt large, (ah… la mode des années 90), et j’ai un sac à dos informe. Je suis une ado quelconque, peu féminine. Une ado quelconque qui va au collège. Un homme m’aborde (25/30 ans ?). Je peux encore le décrire, je n’ai même pas à fermer les yeux pour me souvenir de lui : grand, brun, cheveux courts, lunettes carrées noires et épaisses, visage angulaire, mal rasé, chemise à carreaux bleue, jeans clairs, baskets marrons. Il me dit: “Tu peux me dépanner?”
“Euh… j’ai pas d’argent, j’ai rien, je vais en cours”
“Non, non… tu peux me dé-pan-ner?”
Je le regarde, je ne comprends pas.
“Oui, te caresser, te toucher”
Je me souviens encore du saut que mon cœur a fait. De ce vide soudain en moi.
Je n’ai rien répondu, j’ai tourné les talons, j’ai continué mon chemin en me retournant régulièrement. Mon cœur battait à toute allure. J’ai évité cette avenue pendant les deux derniers mois de l’année scolaire.
Je n’en ai jamais parlé à personne. Personne.
J’ai 16 ans, je suis en vacances avec mes parents dans les Alpes. Ce soir, nous sommes à Evian, nous nous promenons le long du lac Léman, nous passons devant le casino. Je m’arrête pour prendre une photo de nuit, mes parents continuent d’avancer. Je me fais accoster : “Bonsoir, vous allez bien? Vous voulez m’accompagner à l’hôtel?” (40 ans?) Je ne réponds rien, je cours vers ma famille. Je n’ai pas eu le temps de faire ma photo.
J’ai 19 ans, je suis dans le train. Je rentre pour les vacances. Vendredi soir, le train est bondé, je trouve une place. Personne en face, chouette, je vais pouvoir étendre les jambes. D’autres personnes montent dans le train, beaucoup de jeunes, des étudiants. Un homme, 40/45 ans, blond, yeux bleus. Il s’assoit en face de moi. Je sors mon livre. Deux heures de trajet, il faut bien s’occuper. On est à peine partis, il m’interpelle, me demande de quoi parle mon livre, si c’est bien, si c’est polémique. Je n’ai pas envie de parler, je suis dans ma lecture, je suis fatiguée. Je n’ai pas envie de parler, point. A un moment, je m’endors. Je me réveille, je sens quelque chose. Une main, sur ma cuisse gauche. Ma seule réaction, croiser les jambes. Il se redresse, continue sa lecture comme si de rien n’était. Mon cœur bat à cent à l’heure. Le wagon est bondé, je ne me sens pas en sécurité. Je n’ose pas me lever pour changer de place. Je fais semblant de lire. Il se lèvera pour descendre bien avant mon arrêt. Des étudiants sur les sièges voisins me demandent si je vais bien. “Ça va? Ça avait l’air tendu…” Je réponds que oui.
Avec le recul je me dis qu’ils ont tout vu et que personne n’a rien dit. Combien de temps m’a-t-il caressé la cuisse avant que je me réveille ? Qu’a-t-il caressé d’autre ?? Personne n’a rien dit. Je n’en ai jamais parlé à personne.
J’en tremble rien que d’y repenser, en tapant ces lignes.
J’ai 19 ou 20 ans, je discute dans le métro toulousain avec une copine du collège pas vue depuis longtemps. Un gars nous aborde, il veut me parler. Plus jeune que nous, je dirai 16/17 ans. Je l’ignore. Il insiste. Je lui demande ce qu’il veut. Il me dit que je lui plaît, qu’il a envie de me baiser, je cite, “tu me plais bien, j’ai bien envie de te baiser”.
Je répondrai “non, ça ira, merci”. Il part, on en a rigolé.
Je me pose des questions, pourquoi j’attire tous les pervers ? pourquoi moi ? Personne d’autre ne semble avoir ce genre de soucis. Personne n’en parle en tout cas.
J’ai 20 ou 21 ans, je suis dans les escaliers du métro, je vais au théâtre, il doit être 20h, un mec m’aborde (25/30 ans ?). Je ne sais plus ce qu’il m’a demandé, je ne sais plus ce que j’ai répondu ou pas. Je me souviens seulement être en bas, sur le quai du métro. Il est en train de m’engueuler: “Salope, toutes les mêmes, t’avais plutôt l’air d’accord”. Je suis terrorisée. Je vois un couple qui attend la rame de métro. Je me rapproche d’eux en larmes, ils me demandent si je me suis engueulée avec mon copain. Non, non, je ne le connais pas.
J’ai 20 ans, je suis au pub. Il y a du monde, soir de match? Je vais au bar, je commande à boire. Je sens qu’on me touche les fesses. Non, pas le léger frôlement de quelqu’un qui se glisse dans la foule. On me choppe une fesse. Je me retourne, comment savoir qui a fait ça?
J’ai 21 ans, je suis à un concert, en plein air dans un lieu public en ville, Place du Capitole. Il y a beaucoup de monde, la place est pleine. Je suis un peu loin, je veux me rapprocher. Je me faufile. Je tombe sur un petit groupe qui tente de faire pareil. Un gars me dit “passe devant, t’es toute fine et t’es une fille, tu circuleras mieux, on te suit”.
Ça marche, on avance bien. On écoute le chanteur. C’est sympa. Un des gars (20/25 ans) me dit de me mettre devant lui, pour que je vois mieux. Cool. Il pose ses mains sur mes hanches. Je suis tétanisée. Il me touche, hanches, taille, seins. Je suis pétrifiée. Je ne bouge pas. Je ne fais rien. Je ne sais pas quoi faire. La chanson finie, il applaudit, je profite de ce moment pour partir. Je suis une fille, je suis fine, je m’éloigne facilement. J’en suis encore traumatisée. Je ne peux plus entendre cette chanson sans que mon cœur accélère.
Je ne compte pas et je ne me souviens pas de toutes les fois où j’ai été interpellée, hélée, sifflée dans la rue, dans des magasins durant mes trois ans au lycée et mes trois premières années à la fac.
Les “hé mademoiselle”, les “charmante”, les “t’es bien bonne”, les “tu suces?”ou les “bah faut sourire, tu serais plus jolie”. Je ne répondais pas, j’ignorais en accélérant le pas. Je me souviens que j’avais beaucoup adapté mon comportement en essayant de prévenir ce genre de réactions. J’évitais de sortir le soir seule, toujours en groupe, au moins à deux, j’évitais certaines rues le soir, je me retournais beaucoup pour voir si je n’étais pas suivie, changeais régulièrement de trottoir, partais avec des fringues dans un sac et me changeais lorsque j’arrivais chez des amis.
Je ne sais combien de fois j’en ai entendu, comment s’en souvenir? C’était quotidien.
De 21 à 23 ans, j’ai habité au Royaume-Uni, où je me suis fait enquiquiner seulement trois fois en deux ans et par des…. Français (Francophones?).
Je suis à la bibliothèque municipale, je tape un mail en français, mes voisins (30 ans ?) le voient, et commencent à me parler, puis me draguer lourdement. Obligée de fermer la session et de partir.
Je suis dans un ascenseur d’un grand centre commercial. Il (30 ans?) a dû m’entendre parler français avec la copine avec qui je faisais les boutiques. Il me murmure des horreurs dont je ne me souviens plus. Il y a du monde dans l’ascenseur. Je lui réponds de me laisser tranquille, il continue. J’ai une lueur: personne ne nous comprend. Je hurle “Leave me alone, I don’t know you.” Fini.
Je suis dans le métro de Londres, je lis un roman en français. Il (30/35 ans?) m’accoste. Sympa au début “Ah t’es Française, tu fais quoi ici?”, puis entreprenant “On va boire un verre?” puis envahissant “tu loges où ? t’as des amis ici ? ” et enfin “allez, viens chez moi, une petite soirée sympa sous la couette.” Il a fini par comprendre que non c’était non. J’ai attendu qu’il soit parti, en attendant dans un magasin ouvert tard le soir.
Je reviens en France, à Toulouse, j’ai 24, 25 ans, puis je change de région, premier emploi; je ne me souviens de rien en particulier, mais il y en a forcément eu, forcément.
J’ai 26 ans, 26 ans précisément, le jour de mon anniversaire, je suis partie le matin de l’académie du Mordor où je suis prof pour rejoindre Mr T. en région parisienne. TGV, métro, RER. Je suis dans le métro, il est bondé. J’ai un sac à dos et une valise. On est assez serrés. Un homme me colle, il est à ma droite. Il a 30 ou 35 ans ? Il me colle vraiment. Je me décale un peu. Il se décale un peu, et me colle à nouveau. Je me décale encore, il se décale encore. Je recommence, lui aussi. J’entends les touristes italiens derrière moi râler – mon sac à dos sûrement à chaque fois que je recule de quelques centimètres. Je sens quelque chose contre ma jambe. Mon sang se glace. Mon cœur s’arrête. Il est en érection. Je suis pétrifiée. J’ai juste le réflexe de changer mon sac à dos de côté, je l’intercale entre ma cuisse et cet homme. Je sortirai du métro en pleurant. Mr T. me récupérera en larmes. Il est désarmé. Je suis traumatisée.
Quelques semaines plus tard, nous nous installons ensemble en région parisienne. Dès que je sors seule, j’ai droit à des commentaires. Je suis avec lui, rien. Il ne me croit pas vraiment, ne pense pas que ce soit aussi répandu. Je lui demande un jour de marcher dix mètres derrière moi dans la rue. Il comprendra.
Nous sortons beaucoup, mais je sors peu seule en fin de compte. Quasiment tout le temps avec lui dès que nous sortons, nous ne le faisons pas consciemment, nous sortons ensemble, c’est plus simple, plus sympa. Je prends confiance et prends conscience que ce harcèlement de rue n’est absolument pas normal.
Et cette colère ne s’éteint plus.
Je décide de ne plus me laisser faire. J’adopte deux comportements.
Quand il y a un peu de monde, je sors les crocs, je réponds, j’insulte, j’affiche. Je n’ai plus peur.
Quand il n’y a personne, je ne dis rien, j’ignore, je ne change pas de cadence, je marche d’un pas déterminé. Si je dois m’asseoir ou attendre, je reste proche d’autres gens, des couples, des groupes mixtes.
La peur doit changer de camp.
J’ai 27 ans. Je suis dans le bus, un homme (35/40 ans?) me lance des regards, me fait des signes de la bouche. Je ris intérieurement. Il est ridicule. Mais il me soûle. Je le regarde et dis bien fort “vous avez un problème ? Je peux vous aider ?”
Lui: “euh non, mais euh… je… rien… euh j’ai rien fait”.
Tout le monde dans le bus le regarde.
J’affiche.
J’ai 27 ans, je suis dans le métro. Un homme (50 ans ?) essaie d’attirer mon regard. Je regarde devant, loin, dans le vide. Je ris intérieurement. Il commence à me parler, je l’ignore encore. Il met sa main sur ma cuisse. Je hurle “Le connard qui pense que je suis à sa disposition est prié d’enlever sa main de sur ma cuisse”. Toute la rame le regarde. Il sortira dès qu’il pourra.
J’ai 28 ans, j’attends le RER. Un gars (25 ans ?) me dit bonjour. Il est 7h du matin, j’ai une formation à 45 kilomètres de là, deux RER et un bus à prendre. Je suis “ravie d’y aller”, bien évidemment… Il me dit bonjour donc. Je ne réponds pas. Il ajoute “bonjour … beauté”. Pas envie, 7h du mat’, pas réveillée, je m’en vais, je fais trois mètres. Il me suit : “Tu veux pas me parler c’est ça?” Je hurle : “Non, je n’ai pas envie de vous parler, merci”.
J’ai 28 ans, je suis avec Mr T. dans une gare de banlieue, mais cet homme (30 ans ?) ne l’a pas vu. Il me lance un “T’es bonne”, je hurle : “Comment ça je suis bonne??!! Je suis pas un gâteau! Je suis pas une marchandise!”. Il partira en disant que je suis folle. Je suis énervée, Mr T. essaiera de me calmer.
J’ai 29 ans, je suis devant un magasin. Mr T. est entré retirer un colis, je l’attends dehors. Un homme m’aborde, je suis de bonne humeur, je ne hurle pas aujourd’hui, je lui dis non, merci, pas intéressée, merci, au-re-voir. Mr T. sort du magasin, je lui jette un coup d’oeil, le gars se tourne vers lui : “Oh elle est à toi, mille excuses”.
Je suis donc “à quelqu’un”. Seule je suis du gibier, une proie à conquérir et je n’ai pas mon mot à dire. Accompagnée je semble intouchable.
Les “Hé Mademoiselle”, “T’es charmante”, “T’es bien bonne”, “Jolies jambes”, “tu suces?” trouvent désormais pour réponses respectives des “connards”, “je t’emmerde”, “je t’ai pas sonné”, “t’as rien d’autres à faire ?” ou “et toi?”. Ils sont surpris. J’ai pris confiance.
29 ans et des poussières, nous avons enfin notre mutation. Retour dans notre région d’origine, dans une ville de taille moyenne quelconque.
J’ai 29 ans, je traverse un pont. Je suis en robe. Je suis seule sur le pont. Il n’y a qu’une voiture qui traverse le pont. Coup de klaxon.
J’ai 30 ans, c’était il y a quatre semaines. Je rentre du collège, il est midi. Je suis dans ma rue, à quelques mètres de l’entrée de mon immeuble. Deux gars sont là, un au téléphone, l’autre à côté. Ils ont peut-être 40 ans ? Je passe devant eux. L’un des deux se met en marche, il me suit, il se rapproche, je l’entends me dire “t’as été bien faite quand même”. Mon cœur s’accélère, la rue est déserte. Je ne bronche pas, je continue d’avancer, droit devant moi, je ne le regarde pas. Je marche tout droit. Je continue d’avancer. Je ne change pas de rythme, je respire, je souffle tranquillement. Ne rien laisser paraître. Mon cœur s’emballe. Il ne me suit plus. J’entre dans mon immeuble. Mon cœur bat à cent à l’heure. Je monte les deux étages, raconte tout sur Twitter. Mr T. rentrera une heure plus tard.
Et cette colère ne s’éteint pas.
Merci à Bidibulina qui m’a inspiré le titre de cet article
J’avais un brouillon de cet article depuis quelques semaines, je l’ai publié à cause de ça et de ça aussi
* Mr T. = Mister Teacher, l’homme qui partage ma vie.
Illustration par Olga Ptôse
Merci pour ce témoignage criant. Tu es un exemple de force que j’espère suivre.
Merci. Vous m’avez donné des idées de réponse !
Je vis au Royaume Uni après avoir vécu en Nouvelle Zélande, et malheureusement j’y ai eu et ai toujorus plus de problèmes qu’en France… Et je ne parle même pas de la Pologne. En tout cas, bravo et merci