Une de mes plus grandes satisfactions à faire la pute, après la sensation que font les billets sous mes doigts quand je rentre chez moi après une passe, c’est le sentiment de toute puissance que me procurent le regard et le désir d’un client. Comme une impression d’inverser brièvement les rôles dans le pouvoir. Et puis, y’a un autre côté extrêmement jouissif en plus, un autre retournement : c’est lui qui allonge la maille (et sous le capitalisme, l’argent c’est le pouvoir, you know that) mais moi, quand un client me paye c’est plus fort que moi, je me sens forte, trop forte, super forte. Bien plus forte et puissante que lui. Ces billets dans sa main ça le rend minable, dans ma main ça me rend déesse. À chaque passe, ma première jouissance c’est ce moment : j’ai l’impression d’obtenir comme une sorte de dédommagement. Je ne sais pas à combien s’élève le montant total, combien il me faudra pour me sentir remboursée, mais, une chose est sûre : ce n’est pas demain la veille. Ce que lui, met dans cet argent n’a rien de commun avec ce que j’y mets moi : pour moi, c’est un dû. Au-delà du paiement d’un service, c’est une part d’une dette globale des hommes envers nous. Pour moi, cela ne fait pas de nous des égaux dans un rapport d’échange contractualisé, pour moi, ça fait puissance.

Oui, oui, je vous vois venir avec vos sourcils froncés : la grande limite de la théorie «  le pouvoir des meufs est au bout de la queue des hommes » : je confirme, c’est n’importe quoi, j’ai jamais adhéré. Ma chatte on l’a forcée, on l’a méprisée, on l’a ignorée : je sais très bien que ce n’est pas mon arme, j’ai pas de problème de définition des positions sociales et politiques dans les rapports de pouvoir dans le système de genre. Ni de problème de compréhension de l’objetisation de nos corps par le patriarcat. Merci. Tout ce que je dis c’est qu’en tant que teu-pu je me raccroche à ce que je peux dans mon contexte de vie et de travail : quand un sentiment de pouvoir se présente au milieu de tout le mépris qu’on vit (comme pute évidemment mais aussi, et surtout, comme femme, hein), même illusoire, je crache pas dessus. Au contraire. Et j’y mets peut-être un peu trop, aussi. Parce que je peux pas trop en prendre ailleurs sûrement : j’ai pas encore trouvé le réservoir à puissance féminine inépuisable et disponible H24, j’’avoue. Alors je prends ce qui vient. Comme ça se présente.

Maintenant que vous savez ça, imaginez la sensation de puissance que j’ai quand j’ai un régulier. Non seulement il paye pour me voir mais, en plus, il veut me payer régulièrement. Il veut pas juste une chatte, il veut la mienne. Régulièrement. C’est moi qu’il veut. Il se monte un truc dans sa tête qui fait qu’il veut me voir moi, rien que moi. Et il est prêt à payer cher pour ça. Y compris les restos et tout. Imaginez le shoot de puissance que ça me fait dans les synapses. Trois battements de cils, une blague et une réplique pas trop con et, c’est toi qu’il veut. Qu’est-ce qu’ils sont teubés… Fermez les yeux : imaginez… C’est doux, c’est rouge, c’est explosif !

Comme il pense (ils le pensent quasi tous) que je fais ça (aussi) par plaisir et pour faire des rencontres (ils n’imaginent jamais le mépris profond qu’on peut avoir pour eux et ils pensent toujours être des personnes douces et sensibles, absolument dignes d’un intérêt profond. Si, si, ils le pensent) ils pensent qu’en étant généreux et assidus ils vont nous faire craquer. Ahahahahaha ! Craquer ! Pour un client ? Pour un mec qui paye pour jouir de ma chatte ? Pour un mec qui jouit de sa propre position de pouvoir en me payant pour baiser (oui, je vous avais dit que j’avais quelques notions en rapports sociaux de domination). Il croit quoi, lui ?

Et puis, un jour, il t’appelle plus, ou il arrête de répondre à tes messages. Alors qu’il t’avait envoyé des mails remplis de désir quelques jours plus tôt. Alors qu’il te parlait de son père malade, qu’il voulait toujours en savoir plus sur toi. Alors que tu étais adorable et drôle tellement tu avais trouvé le réservoir à fric et à confiance. Et tu disparais pour lui, aussi vite qu’il est apparu pour toi. Et puis, c’est vrai que tu n’as rien à exiger de lui, c’est lui qui paye, c’est lui qui décide (sous le capitalisme, l’argent c’est le pouvoir, you know that). Et là t’as un rappel de rapport social et économique dans la face. Tu la sens bien profond la domination structurelle. Bien bien profond : juste là où y’avait ta puissance qui venait se caler quelques semaines plus tôt.

Alors tu tentes des approches parce que t’es autant accro à sa maille qui tombait si facilement qu’au sentiment de force dont il te remplissait sans le vouloir. Et là, il te dit qu’il veut une soirée « no-sex », une soirée au resto. Et là tu dis oui (tu sais que le resto va être bon), parce que c’est pas comme si t’en avais dix dans ton répertoire, des clients qui lâchent autant donc, s’il faut une soirée gratos pour fidéliser et raviver l’envie d’un mec qui a disparu quelques semaines parce qu’il s’occupait de son vieux père malade, tu acceptes. Et là, il te pose plein de question sur ta vie, il te dit qu’il t’aime bien, qu’il a de l’affection (il tente de te faire tomber dans le bénévolat mais il est pas con donc il va jamais te dire qu’il veut baiser gratuit, il est plus malin que ça), il va te dire que tu lui as manqué (il croit que forcément tu t’es morfondue d’amour pour lui pendant qu’il te faisait mariner), qu’il n’est pas fait pour l’escorting, que même pour toi ce serait mieux, pour avoir un copain (il n’entend pas que tu en as un, si, si, tu as un gars) ou faire des projets (alors que c’est la maille qu’il te lâchait avant qui te permettait d’avoir des projets). Bref, il te paye le taxi et tu rentres en sachant que c’est plutôt mort pour le revoir. Tu bades. Tu bades mais bon, tu te dis qu’il va bader bien plus et qu’il va s’essayer dans la vie sentimentale traditionnelle et que d’ici six mois, il va te rappeler. Il aura trop envie. Ton impertinence et la liberté de cul, ça va lui manquer.

Tu te dis ça : c’est pas toi le problème, c’est lui.

Et puis, trois semaines plus tard, t’as une collègue-pote qui te raconte son nouveau client. En trois seconde, t’as capté que c’était lui. Tu lui dis. Tu rigoles. Ahahahahahahaha. On a les mêmes clients. Tu lui racontes que c’est lui ton fameux régulier qui t’a fait un plan « tu es sûre que tu veux continuer l’escorting ? ». Et tu apprends qu’elle va le voir ce soir. Qu’elle l’a vu trois fois en deux semaines. Pareil que pour toi au début. Et tu calcules : il l’a vue une semaine pile après votre soirée d’adieu. Rapide pour un mec pas fait pour l’escorting…

Et là, ta puissance tu la sens tout au fond de tes bas de teu-pu. T’as le porte-jarretelles en berne. Dégoûtée, tu es dégoûtée. Et puis en plus t’es dégoûtée d’être dégoûtée. Parce que tu t’en fous grave de sa gueule à lui. Rien à foutre. Comme lui t’utilisais pour se sentir puissant, tu l’utilisais pour te sentir puissante. Ouais, sauf que toi, contrairement à lui, t’as pas vraiment le loisir de choisir quand l’occasion va se présenter. Alors bonjour l’humiliation… En tout cas la descente… Dégoutée.

Sale bâtard. Je peux même pas t’embrouiller et te faire la misère parce que sinon je ferai perdre un super plan boulot à une collègue. Et je sais de quoi je parle : le pur-plan.

Sale bâtard. Attends un peu et tu vas voir si tu peux jouer avec ma puissance comme ça.

Sale bâtard. Si y’a un truc qu’on apprend quand on est une femme, c’est l’endurance à la douleur et à l’humiliation. Sur ce terrain, c’est l’expérience qui fait toute la différence.

Sale bâtard : là-dessus, je sais que c’est moi qui gagne.

Mon sale bâtard de client était mon premier régulier. Il m’a formée, sans le vouloir, sans le savoir. Du grisement du début à la rage de la fin. Je sais que je vais apprendre à ne plus monter et descendre comme ça. J’apprends vite, je m’inquiète pas.

Mais ce soir j’ai le cœur lourd. Depuis hier, j’ai un chagrin de teu-pu. C’est comme un chagrin d’amour mais, ça se joue pas dans le cœur.

Sale bâtard.

Lila, 22 juin 2015.

Illustration par Mario. http://mariofromspace.tumblr.com

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