Rétrospective

Il y a cinq ans, j’écrivais un billet parlant de ce que j’ai qualifié à l’époque d’agression sexuelle. Le pas en avant était déjà gigantesque pour moi qui me considérais jusqu’alors comme une privilégiée n’ayant jamais été victime d’abus. Et puis, enfoui dans un coin de ma tête sous une couche d’humour désespéré, j’avais ressorti cette anecdote sur ce type qui m’avait coincée dans une salle de bain. Pour la première fois, j’en ai parlé sérieusement, sans rire, sans minimiser, sans omettre la peur et le dégoût que j’avais ressentis à ce moment et que j’avais jusqu’alors choisi de taire pour mieux me mentir à moi-même. Tout allait bien, ça n’était pas grave, c’était « juste » un doigt. Froid.

Plus tard, j’ai compris que j’avais été violée. Enfin, « compris »… On me l’a dit. Des femmes me l’ont expliqué, en douceur, soulignant ce que la loi disait au sujet du viol. Et il se trouvait que ce qu’elle en disait, la loi, c’est qu’il est interdit de faire entrer quoi que ce soit dans le vagin d’une meuf si elle n’est pas d’accord, pas même un doigt. Pourtant, cinq ans après, une part de moi a toujours l’impression d’être une menteuse, une personne qui en fait trop, qui a « juste besoin d’attention ». J’ai tellement peur qu’on me reproche d’affabuler que, finalement, après avoir balancé ce témoignage, j’en ai peu re-parlé. Certain.e.s de mes proches ne sont toujours pas au courant. J’ignore s’iels le seront un jour. Je ne veux pas y penser.

J’ai peur qu’on me juge et j’ai peur qu’on me colle l’étiquette de la Victime. Parce que je sais que dans l’imaginaire collectif, une fois que tu rends ce label public, on attend un certain comportement de ta part. Tu n’es plus définie que par ton agression. Et si tu oses sortir de ton rôle, c’est forcément que tu exagères, qu’en réalité tu n’es pas une « vraie ». Comment oses-tu rire, profiter de la vie, avoir une sexualité épanouie, toi qui as été violée ? Tu devrais être roulée en boule dans un coin, pleurant sur le fait que tu es brisée à jamais.

Je ne sais pas si je suis brisée. Je ne crois pas. Il paraît quand même qu’un viol a des conséquences graves sur la santé mentale. Mais j’ai du mal à me décider à faire un bilan des problèmes liés à cet évènement. La dernière fois que j’en ai parlé du bout des lèvres à un psy, ça s’est mal passé. Du coup, difficile de remettre le pied à l’étrier. Et puis, quand on me parle de Syndrome de Stress Post Traumatique, je trouve ça étrange. J’ai bien des soucis psychologiques (dépression, troubles anxieux, etc.) mais sont-ils liés à cette agression ou à un autre traumatisme, un autre problème ? Comment on démêle tout ça ? Syndrome de Stress Post Traumatique, c’est tellement énorme comme terme. C’est un truc qui convient pour les personnes qui ont vécu des choses terribles, ou aux personnes qui reviennent de la guerre. Moi je reviens pas de la guerre, je reviens juste d’une salle de bain.

La culpabilité, la honte, la peur, tout ça n’a pas beaucoup changé. Ni pour moi, ni pour les autres. Cinq ans après la rédaction de mon billet, les victimes de violences sexistes n’osent toujours pas porter plainte ou parler de leur agression à visage découvert, craignant encore pour leur famille, leur emploi, leur situation, si elles parlent ou si elles se défendent… Encore et encore, en France, des hommes continuent d’agresser des femmes dans une parfaite impunité. Ceux qui n’agressent pas rient de nos souffrances. Et ceux qui n’en rient pas se taisent, faisant comme si de rien n’était. Et quand on demande à ce que ça cesse, quand on dénonce l’horreur des violences qu’on subit, on nous rétorque que ça va, y a quand-même quelques mecs qui sont décents, qu’il ne faut pas généraliser. Voire, qu’après tout, c’est romantique.

Cinq ans plus tard, ma rage est intacte. La seule différence, c’est que j’ai appris à la muer en productivité, petit à petit. Ma colère est un moteur alimenté par le fuel que sont les propos et les comportements misogynes. Je me retrouve Baudelaire à récupérer leur boue pour en faire mon or. Et plus que jamais, je garde espoir.

 

Au rythme de nos colères

Ce qui me permet de garder cet espoir, c’est de constater malgré tout que si des problèmes persistent, il y a aussi des choses qui changent. Des détails, mais qui veulent tout dire. Aujourd’hui, je n’entends plus (ou si peu) le traditionnel « je ne suis pas féministe, mais » avec lequel j’ai grandi et que j’entendais encore si souvent il y a cinq ans. Il semblerait que le terme « féminisme » commence enfin à être vu comme ce qu’il est : une lutte progressiste pour le droit des femmes. Et de fait, qu’il est agréable de pouvoir dire qu’on est féministe sans s’entendre répondre un absurde : « Mais pourquoi tu détestes les hommes ? »

Dans une suite logique, la parole des femmes se libère. Des associations se créent, de plus en plus nombreuses, avec des femmes toujours plus motivées. Polyvalence, Mwasi, Lallab, Simonae, Deuxième Page, NKali, Paye Ta Shnek, Sexy Soucis et j’en passe. Des personnalités jusqu’alors considérées comme apolitique ne cachent plus leurs engagements. De Beyoncé et son concert promouvant le féminisme à Pénélope Bagieu et sa BD Les Culottées, en passant par Emma Watson et ses positionnements pour les droits des femmes, les références sont nombreuses, la sororité mise sur le devant de la scène. Une autre réalité est possible, où les femmes seront maîtresses de leurs corps et de leurs destinées.

Portés par cet élan galvanisé par le net, les témoignages des victimes de violences sexistes prennent une nouvelle tournure. De #MeToo à #BalanceTonPorc, une nouvelle vague de colère face à la misogynie s’est levée, plus haute encore que ses prédécesseuses, emportant ainsi avec elle quelques piliers du patriarcats. Les misogynes n’ont qu’à bien se tenir, ils connaissent désormais nos noms et nos combats.

Ah, elles semblent bien loin les Femen à qui nous renvoyaient sans cesse tous ces incultes lobotomisés par Reddits et 9Gag, et à qui on avait envie de faire bouffer la bibliographie entière du féminisme en partant d’Olympe de Gouges pour finir sur Virginie Despentes, histoire de leur faire gagner un ou deux neurones. Oh certes, les fâcheux sont toujours là, singeant nos luttes afin de mieux les tourner en dérision, sans vraiment comprendre de quoi ils se moquent. Mais les poids balancent, s’équilibrent et leurs bêtises trouvent moins d’écho. Leurs mensonges sont décortiqués et petit à petit les voix s’élèvent : les rois de la haine et de l’idiotie crasse sont nus, dévêtus de l’intelligence et de la culture qu’ils prétendaient posséder.

 

Le nouveau tournant de nos luttes

Mais là où le succès nous gagne, les charognards rôdent. Celles et ceux qui nous crachaient dessus hier, vilipendant ce nom que nous portions fièrement en étendard, s’approprient aujourd’hui le terme à des fins mercantiles, politiques ou idéologiques écoeurantes. Le féminisme est devenu rentable, monnayable, alors de nombreux intérêts s’y greffent. À l’instar du « green whashing », le « feminism washing » (et son petit frère le « féminisme mignon ») voit le jour. Des entreprises mettent en avant une soi-disant avancée pour l’égalité à grand renfort de marketing, tout en exploitant dans l’ombre celles dont ils prétendent faire avancer les droits. On avait eu un avant-goût du phénomène, en France, avec Madmoizelle ou Causette : des femmes motivées pour défendre leurs droits par le biais du journalisme, payées au lance-pierre par des hommes récupérant au passage le (juteux) bénéfice de leur travail. Mais malgré les protestations de nombreux.ses militant.e.s face au féminisme markété, le filon s’est étendu à tous les domaines. Du cinéma à la mode, il marchait bien trop pour être ignoré. Se donner une image progressiste à peu de frais avait de quoi faire rêver n’importe quel marketeux.se en mal de reconnaissance sociale.

Et puisqu’il est de bon ton de se qualifier de féministe désormais, chacun.e y va gaiement, sans même s’interroger sur l’origine de ce terme et de ce qu’il représente — quand certains.e.s ne le galvaudent pas totalement. Ainsi, beaucoup affirment être partie prenante de nos luttes tout en refusant d’appliquer les notions de base de nos mouvements ; et l’on se retrouve alors avec des « allié.e.s » revendiquant leurs blagues misogynes, ou avec des journalistes « féministes » à l’origine d’articles absurdes tels que la tribune des 100 femmes, défendant le droit de ces dernières à être harcelées. Aujourd’hui, notre président lui-même se présente comme un défenseur des droits des femmes de la première heure, tout en retirant d’une main discrète des subventions aux associations — dont certaines luttent pour protéger les femmes des violences sexistes.

Mais l’absurdité ne s’arrête pas là, notamment avec les réactionnaires s’appropriant notre nom — comme tant d’autres appellations révolutionnaires qu’iels ont vidé de leur substance — afin de se donner une image progressiste, masquant ainsi des idéaux conservateurs. Résultat, leur novlangue ubuesque donne naissance à des aberrations idéologiques comme les Antigones, des prétendues féministes toutes impeccablement conformes aux diktats de beauté actuels, luttant contre le mariage homosexuel, les études de genre ou le droit à l’avortement.

Des « féministes » luttant pour que les femmes continuent d’être harcelées, ou se battant contre le droit des femmes à disposer de leur corps, avouons tout de même que la trouvaille est originale. Elle ferait presque sourire si la confusion ne passait pas aussi dramatiquement bien auprès du public. Il faut malheureusement admettre que la pirouette est habile : en tordant le cou à un féminisme aux multiples facettes pour le rendre plus lisse, plus doux et plus acceptable socialement, un filtre a été mis en place sur nos luttes pour n’en retirer que ce qui « poke » gentiment nos oppresseurs, nous divisant plus sûrement que jamais. Oui à l’empowerment avec du rouge à lèvre et des robes blanches, oui aux féministes sexy-mais-respectables qui plaisent au regard masculin ; non aux féministes poilues, aux pas-belles, aux provocantes, aux femmes trans, à celles qui gueulent, aux féministes en colère, à celles qui se voilent ou qui se prostituent.

Car le piège se trouve là, également : le féminisme est devenu pratique. Puisqu’il est bien vu, il peut être utilisé à toutes les sauces, y compris les plus périmées. Et c’est comme ça qu’en son nom on persécute les femmes les plus fragiles de notre société. Instrumentalisé, notre mouvement sert alors à frapper celles qui ont le moins les moyens de se défendre, à cause des autres oppressions qu’elles subissent en parallèle. Classiste, raciste ou transphobe, le féminisme devient l’arme des idéaux les plus haineux, flirtant atrocement avec une politique qu’approuvent volontiers des Ménard et autres Le Pen.

Face au tournant que prennent nos combats, face à l’attention et l’engouement qu’ils suscitent, c’est aujourd’hui tout particulièrement qu’il nous faudra apprendre à faire la différence entre celles et ceux qui ont à coeur de faire avancer les droits des femmes — de toutes les femmes — et les personnes qui ne s’affublent que d’un masque progressiste parce que ça fait joli sur le CV, parce que ça fait gagner du clic, du fric, ou parce que ça permet de faire passer des idées haineuses sous couvert de progrès social.

Devant autant de menaces qui planent sur le féminisme telles une épée de Damoclès aux lames multiples, il nous faut, en tant que militants.e.s, s’armer des boucliers adéquats. Faire preuve d’un adaptabilité créative et de souplesse d’esprit, tout en renforçant encore et toujours notre sororité. Apprendre à lutter avec une bienveillance qui encourage l’entraide et l’élèvement intellectuel, tout en restant vigilants.e.s face aux manipulations et aux arnaques.



De la bienveillance à la patience

Le constat peut paraître alarmant. Il y a des jours où je trouve qu’il l’est. Des jours où j’ai envie de hurler et de tout foutre en l’air, parce que rien ne va assez vite, que des femmes meurent de la misogynie ambiante de notre pays, de notre monde ; que certaines voient leurs droits réduit à peau de chagrin, qu’on en pousse d’autres vers un isolement d’une incroyable violence et que le chemin est encore long, long, long, si long. Voir des gens profiter de la vague positive de nos luttes juste pour se faire du blé me rend d’autant plus malade que je vois à quel point plus que jamais, nos combats sont nécessaires. Indispensables. Vitaux.

Cinq ans. C’était il y a cinq ans que j’ai commencé à réaliser que cette violence que je percevais avait un nom. Cinq ans que j’ai commencé à l’ouvrir, à taper du poing sur la table parce que trop c’est trop. J’ai l’impression que c’était il y a un millénaire. Et pourtant cinq ans, à l’échelle d’une vie, à l’échelle d’un mouvement, c’est si peu. Dans une sorte de paradoxe temporel mental j’ai parfois l’impression que les choses bougent incroyablement vite tout en faisant pratiquement du surplace.

Dans ce genre de cas, j’essaye de relativiser. D’admettre que, de toute façon, nos luttes n’ont jamais été parfaites, loin de là. Plurielles et désordonnées, elles cherchent à défendre une immense diversité de personnes, ce qui représente un travail aussi colossal que complexe. Et pourtant, c’est malgré ses défauts, ses erreurs ou ses maladresses — pour ne pas dire avec elles — que des avancées significatives ont été faites. Peut-être qu’au fond, l’écueil se trouve là : attendre du féminisme une indéfectible perfection — tout comme le patriarcat attend des femmes une surhumanité inatteignable pour daigner leur témoigner un peu de respect — quand aucun mouvement, aucun être humain ne saurait jamais s’en approcher. Peut-être qu’il faudra simplement accepter que nous avançons à tâtons, dans le noir, vers des progrès et des espoirs que nous ne maîtrisons pas toujours et que certaines de nos erreurs sont compréhensibles. Humaines.

Alors, tout en humilité, j’essayerai d’accepter nos combats imparfaits. Je continuerai de lutter de mon mieux pour les droits des femmes, avec force et bienveillance mais sans complaisance, jamais. En espérant que petit à petit, en compagnie de tous.te.s celles et ceux qui ont à coeur de permettre à toutes les femmes de vivre et de s’épanouir sans violence, le féminisme avancera vers un avenir où son nom même sera obsolète, tant la misogynie ne sera plus qu’un amer reliquat du passé et ainsi, l’égalité une réalité.

 

Myroie

Illustration par Alraun
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