Un jour dans le métro, une dame m’a forcée à m’asseoir. Et la nuit suivante, un alien a bougé dans mon ventre. J’avais avorté l’année d’avant, du même mec en plus. Je ne parlais plus à ma mère. Le gynéco, vu quelques mois auparavant, m’avait affirmé tranquillement : « Madame, vous n’êtes pas enceinte. » Ça m’arrangeait de le croire, alors je l’avais cru. De toutes façons, je prenais la pilule, n’est-ce pas ?
J’ai cru le généraliste quand il m’a soutenu que le délai pour l’avortement n’était pas dépassé. Ah ouiche ! Enceinte de cinq mois, cinq mois et demi. J’ai cru que l’échographiste allait me cracher dessus. Et avec mon mec, on a pleuré… Notre couple était au bout du rouleau.
Lui alors, il a bien pété les plombs. Il m’a proposé de me pousser dans l’escalier. Il m’a parlé d’adoption. Il a voulu appuyer son genou sur mon ventre. J’ai eu peur. Retour chez maman – on ne fait pas ce qu’on veut, première leçon de parentalité.
Ma mère, toute contente : enfin, elle pouvait reprendre du pouvoir sur moi, qui avais osé lui échapper. Elle a essayé de me faire faire des papiers la désignant comme tutrice au cas où je mourrais en couches. Elle me harcelait. J’ai réussi à tenir, mais du coup, j’avais la trouille de mourir.
Je pleurais tout le temps : ma vie était finie, mon mec me haïssait par texto vingt fois par jour.
Et puis j’ai su que ça allait être une fille. La catastrophe ! Comment je pourrais être une bonne mère pour une fille, avec la mère que j’avais ? Comment élever une fille dans ce monde ? Et en même temps, son prénom est venu d’un coup : elle était le commencement de tout, le commencement de ma vie.
Mon ventre a fait plop. Je n’avais pas de ventre un jour, le lendemain j’en avais un gros. J’avais déjà été enceinte, j’aurais dû le sentir… Mon corps était celui qui décidait. J’étais esclave de ses choix et désirs. Je mangeais des choses qui ordinairement me dégoûtaient, parce que mon corps hurlait qu’il me les fallait. Je n’ai pas perdu mes cheveux, je n’ai pas perdu mes dents, mais avant que cette bombe explose je m’étais mise au régime sec, à savoir : le moins de bouffe possible, le moins souvent possible ; j’ai eu de la chance. Ma fille est née en bonne santé, elle aussi a eu beaucoup de chance : avec tout ce que j’avais picolé et fumé…

On n’a pas posé les mots. Je sais maintenant, ça s’appelle déni de grossesse.

Trois ans chez ma mère, avec ma fille. Trois années de cauchemar, de torture mentale, de harcèlement. Je n’avais pas voix au chapitre, ce n’est pas moi qui décidais. J’obéissais, je travaillais le jour, je payais, je tenais la maison, je ne dormais pas la nuit parce que le bébé ne dormait pas la nuit. Et je me faisais copieusement engueuler. J’ai fini avec une dépression mouillée, j’ai failli me noyer dans mes larmes mais une psy m’a aidée à me faire foutre à la porte – merci infiniment à elle ! Ma mère a commencé à me pourrir auprès des services sociaux, de la crèche, de mon employeur. Plainte. Elle s’arrête après deux signalements contre moi.

Puis j’ai quitté la région, je suis partie dans une campagne isolée. Je suis arrivée là-bas, enceinte de nouveau. Ça a été une grossesse larmoyante aussi celle-là, je pensais avoir été abandonnée par l’Homme Qu’il Me Fallait – hahaha. Puis deux ruptures, enceinte, ça fait beaucoup pour une seule femme.

Et puis ma petite fille est née et comme pour l’aînée, elle a stoppé mes larmes tout net. Des gens me jugeaient – déjà la première fois, ça avait été pénible, mais là, que je remette le couvert, ça les rendait enragés. Et ma mère, à qui je ne parlais plus, et qui elle, ne se gênait pas pour me parler quand même. Et puis qui a déménagé à dix minutes de chez moi. Et puis qui m’a pourrie pendant des années auprès de toutes les personnes que ça pouvait intéresser – les voisins, la directrice de l’école, les gens dans les associations, etc.
Jusqu’à m’attaquer en justice pour obtenir un droit de visite et d’hébergement pour mes gosses. Qu’elle a obtenu. Quatre ans de procédure, c’est exténuant, surtout quand les arguments de la partie adverse consistent à te traîner plus bas que terre et visent à prouver que tu n’es pas une bonne mère, que tu n’es pas une mère capable, que tu n’es pas une mère, parce que la seule mère au monde c’est elle.

Raconté comme ça, on ne voit peut-être pas le lien. Moi, je le fais comme ça :
J’ai TOUJOURS voulu avoir des enfants et les élever dans la douceur, loin des cris. Ça, je l’ai réussi.
J’aurais été fière de moi, je n’aurais jamais versé une larme, si être mère célibataire – avec deux pères différents ! – n’était pas considéré comme une tare dans ce monde.
Je n’aurais JAMAIS avorté. Et j’aurais eu de magnifiques grossesses, pleines de bonheur.
Depuis mes douze ans à peu près, mère voudrait me tuer, au moins symboliquement. Heureusement, je suis toujours là et le temps joue pour moi. Tic-tac.
Mes filles sont merveilleuses, même si la grande a eu une petite enfance chaotique, elle a fini, à treize ans, par surmonter ce passé. Je l’admire, un jour je serai aussi forte qu’elle.
Ma petite est un soleil. L’ « amie », à qui, alors que je lui annonçais sa naissance, m’a demandé si j’étais « sûre d’avoir bien fait », a eu tort sur toute la ligne.
Je descends d’une lignée de mères et de filles qui ne peuvent ni se comprendre, ni se souffrir, et j’ai brisé le cercle. Je ne pensais pas que c’était possible.
J’ai des sacrées séquelles psys. Peut-être qu’un jour ça ira mieux. On verra bien.

Vent d’Est.

 

Peinture en noir et blanc : une femme voilée de noir, une main sous la gorge, pleure. Son visage est constitué de trois paires d’yeux les unes en dessous des autres, un nez relié à deux épais sourcils bruns et une petite bouche au niveau de la troisième paire d’yeux.

Illustration par N.O.