Les souvenirs s’effacent, ou disons plutôt les détails. Pendant longtemps il m’a été difficile de raconter ce moment sans avoir la gorge serrée, disons que tout ne s’est pas franchement déroulé comme prévu. Je me préparais à ta venue depuis de longs mois, j’étais très sereine quant à ton arrivée et n’étais pas effrayée à l’idée d’accoucher. Nous avons fait de l’haptonomie et avions déjà entamé le processus de création de notre famille. Tu étais déjà là, tu communiquais avec nous à travers mon ventre, on a vécu des choses très fortes avant que tu pointes le bout de ton nez. J’avais même sérieusement envisagé un accouchement physiologique, sans péridurale, prête à accepter la douleur pour pouvoir te sentir contre moi dès les premiers instants.
Mais commençons par le commencement. Nous sommes le 22 décembre, on doit déménager dans dix jours, on attaque les cartons. Comme toute fille organisée et en étant à mon énième déménagement, j’attaque le premier carton, le plus chiant, et je rassemble l’intégralité des babioles, petites choses, décorations… qui traînent sur tous les meubles et font mon univers, mon bordel, ma maison ; et je les pose au milieu du salon, par terre. Autant dire qu’il y en a un stock, ton père a su l’apprécier. Car c’est pile à ce moment là que j’ai perdu les eaux.
Je n’ai pas compris tout de suite mais ça ne m’a pas pris longtemps. J’ai prévenu ton père, qui s’est affolé, disant qu’il fallait filer à l’hôpital, je l’ai rassuré, ma sage-femme m’avait bien expliqué cette possibilité, je lui ai dit que je prenais une douche, qu’on préparait le sac et qu’on y allait tranquillement. La maternité est à deux pas de chez nous, pas de stress. Pas de contractions en vue, on a le temps. Il est environ 17h, nous partons à la maternité.
Lorsque nous arrivons, nous sommes reçus par l’équipe de nuit, le service est déjà fermé au public. Une sage-femme m’examine, je suis bien en train de perdre les eaux. Elle m’explique que le travail n’est pas commencé, qu’on a le temps, le col n’est pas ouvert.
On m’installe dans une chambre double, ma coloc’ pour les jours à venir va partir accoucher bientôt. On nous explique alors que, vu que c’est une chambre double, ton père ne peut pas rester avec moi cette nuit. Déjà, le bas blesse. Comment envisager de vivre ce moment seule ? Je leur dis que je ne suis pas d’accord, on me répond qu’il n’y a pas le choix. Vu que ma coloc’ est partie en salle d’accouchement, il peut rester, mais dès qu’elle revient il faudra qu’il parte. A 22h, ton père s’en va, il va manger un morceau, reviendra si nécessaire. Toujours pas de contractions en vue. On s’envoie des messages, je me sens seule mais ça va.
Les premières contractions se pointent, ça picote quand même, puis ça s’intensifie. J’envoie un message à ton père, disant que si c’est ça une contraction, je veux une péridurale, adieu accouchement physio, j’suis costaud mais quand même… ça monte encore d’un cran, je dis à ton père de revenir, je préviens l’équipe, il n’est pas question que je reste seule. Faut pas déconner non plus ! Il revient.
Et là, c’est parti, vraiment, les contractions se rapprochent… c’est costaud quand même. Mais le col ne s’ouvre pas. Du tout. Je reste à mon pauvre centimètre et demi et rien ne bouge, pourtant ça fait un mal de chien. Ça fait tellement mal que j’en ai vomi mon dîner, la sage-femme qui va rester avec moi toute la nuit a adoré ça, tellement que c’est ton père qui a nettoyé, sinon elle m’aurait aidé à repeindre la chambre. Je dois certainement commencer à crier, ou du moins à exprimer de plus en plus fort à quel point ça fait mal. J’ai demandé la péridurale et on m’a expliqué qu’en dessous de trois centimètres de dilatation, c’est mort, pas possible. Et moi, rien ne bouge. En gros, je dois prendre mon mal en patience, on ne peut pas faire grand chose pour me soulager. À partir de là, le temps n’a plus de sens, je n’ai aucune notion de ce qui se déroule, si c’est le jour ou la nuit, je vis chaque contraction comme la première, violente. La sage-femme m’apprend à respirer (on n’apprend pas ça en haptonomie) ça m’aide à gérer la douleur, je prends le pli petit à petit. Je vois bien que ton père est complètement désarmé. Il ne peut rien faire, il est épuisé, ça doit faire plusieurs heures qu’on est là, je lui dis de dormir un peu. Lui aussi va avoir besoin de forces, on le sent, ça va être long.
Entre temps je crois que ma coloc’ est rentrée, j’avoue que je ne me rappelle pas vraiment ce qui se passe autour de moi. J’appelle au secours, je supplie qu’on m’aide, je suis épuisée et chaque contraction inutile. Je crois que psychologiquement c’est le plus dur, chaque fois qu’on m’examine, rien n’a bougé. Quelques millimètres de gagnés tout au plus… Et ça continue, encore, et encore, et encore…
Dans la matinée, on me met une perfusion pour que je puisse me reposer un peu, c’est tout ce qu’on peut faire et je n’y aurai droit qu’une fois, ça dure 2h. Je crois que c’est de la morphine. Enfin une parenthèse ! Je peux m’endormir entre chaque contraction. Ça fait maintenant plus de 15h que je souffre, j’avoue que je prends sans réfléchir. De toute manière, réfléchir, je ne sais même plus ce que ça veut dire.
Quand la perf’ est finie, ça repart de plus belle, là ça commence à faire long, j’en ai ma claque, j’aimerai que ça se finisse, qu’on en vienne au point. Que tu arrives enfin. Je suis fatiguée, tu dois l’être aussi, mais ça continue. Et ça n’est pas fini.
Pendant tout ce temps, je n’ai pas pensé à grand chose à part la douleur, l’envie que ça s’arrête, qu’on m’annonce que ça s’est ouvert, que je vais accoucher. Rien de tout ça n’arrive mais j’ai tout de même encore la force de rire de temps en temps, de me détendre un peu, jusqu’au moment fatidique où, ayant miraculeusement atteint les 2,5 cm de dilatation on m’octroie le droit d’avoir accès à la sacro-sainte péridurale. TIN TIIIN !
Ça fait maintenant plus de 20h, on me monte en salle d’accouchement et je rencontre un super anesthésiste qui va me poser une péridurale tout en me félicitant pour mon calme et ma gestion des contractions, ça fait plaisir, j’avoue, on arrive même à se marrer, sont cool ces anesthésistes.
On me pose donc une péridurale, qui va finalement me perturber un peu, je m’étais habituée à la douleur et, vu qu’elle était tout de même assez forte, ne plus rien sentir m’a déstabilisée. On m’a mis un monitoring et expliqué que ça permettait de suivre les contractions et le rythme cardiaque du bébé. On m’a aussi envoyé de la syntocine en espérant que ça accélèrerait le processus d’ouverture du col. Niet. Nada. Quetchi. Walou.
Ce qui s’est passé à ce moment, c’est que ton cœur s’est mis à ralentir de façon impressionnante à chaque contraction, il faut dire que ça faisait un moment qu’on était au travail tous les deux, tu commençais à fatiguer de ces poussées inutiles toi aussi. Alors ce qui devait arriver arriva, je l’ai compris assez vite finalement, on m’a annoncé que la césarienne allait devenir obligatoire.
Pour celles qui l’envisage par confort, je vous comprends, mais franchement, moi, je voudrais ne plus jamais avoir à revivre ça. Ça a été le moment le plus difficile de tout ça.
On m’a donc emmenée au bloc opératoire. L’avantage de la péridurale c’est qu’on a pu me faire une anesthésie du rachis et non une générale, donc je pouvais rester consciente, et vivre mon accouchement (ouf !). Et là, tout s’est effondré.
Cet accouchement que j’ai attendu pendant de si long mois me passait sous le nez, on allait m’ouvrir le ventre et te sortir de moi, t’emmener loin de moi. J’ai angoissé, j’ai prévenu que je voulais te voir avant qu’on t’emmène, au moins tes yeux. J’ai aussi demandé qu’on ne me laisse pas seule sous ce champ opératoire bleu, ou j’entends tout mais ne vois rien. On m’a écoutée, on m’a rassurée. Mais ça n’empêche pas. Quand ils t’ont sorti, ils t’ont pris et t’ont mis devant moi, on m’a dit « désolé, il ne veut pas ouvrir les yeux et il s’est fait caca dessus quand il est sorti » et t’ont emmené auprès de ton père.
Je t’ai donc aperçu, tout recroquevillé, violet et couvert de m… c’était hyper glamour, et c’était ma première vision de toi. Mais ça n’était pas grave, tu allais bien, tu étais vivant et moi aussi, on allait bientôt pouvoir se rencontrer. C’était sans compter sur la petite phrase fatidique (celle qu’on aimerait toutes entendre après tout ça) : « désolé, on va devoir vous garder un peu, on vous a ouvert un peu à l’arrache » (comment, en zigzag ? est à peu près la première pensée que j’ai eu à ce moment).
Cette opération se termine donc, oui, opération, je ne vois pas bien ce qu’on fait d’autre au « bloc opératoire », et on m’emmène en salle de réveil où je vais avoir enfin l’opportunité de te serrer contre moi. On fait donc rouler mon lit jusqu’à la salle de réveil (on dirait plus un lieu où d’habitude on stocke du matos, mais on ne va pas se formaliser hein), et ton père me rejoint avec toi dans les bras. Je te vois enfin ! Enfin… ton visage en tous cas, vu que tu es emmailloté comme une poupée russe.
À ce moment, je me sens extrêmement mal, il faut dire qu’on m’a balancé un sacré stock de produits sympas aujourd’hui, entre la morphine, la péridurale, la syntocine, l’anesthésie du rachis, sans compter les plus de 48h sans fermer l’œil, et bien… voilà une belle descente de tout ça qui s’amorce.
Je tremble de la tête aux pieds, j’ai froid, on me colle une couverture chauffante, et je me sens faible. À tel point que je ne peux pas te prendre dans mes bras, j’ai trop peur de te lâcher, de ne pas y arriver. Dans une tendresse et une compassion totale ton père colle ton visage contre le mien et je peux sentir la chaleur de ton corps, tu as l’air un peu sonné toi aussi, faut dire que tu viens au monde d’une façon un peu brutale, mais nous sommes enfin réunis. Plus tard j’aurai enfin le bonheur de te sentir contre moi, avec un goût amer dans la bouche car ça a été très difficile pour moi d’accepter tout ça, ça n’a pas l’air si terrible mais j’avais le sentiment de m’être fait voler quelque chose, d’avoir perdu ce moment à jamais. Je rêve de ce peau à peau, du moment où on t’aurait posé contre moi et où, naturellement, tu aurais cherché mon sein pour te nourrir.
Tout ça n’a pas eu lieu, mais dans Treize jours ça fera deux ans, et tu remplis chaque jour ma vie de tellement d’amour que je n’aurai pas pu rêver mieux que toi. Que nous. Je t’aime mon fils, ton arrivée a été le jour qui a révolutionné ma vie.
À Lyon, le 10 décembre 2015-12-21
A.L.
Illustration par clemsyxue