J’étais enfant, à quelques semaines de mon dixième anniversaire. Ma mère m’avait autorisée à aller seule, à vélo, jusqu’au hameau voisin rendre visite à des amis. Soleil, temps doux.

À l’approche d’un carrefour en T en lisière de forêt, je marque l’arrêt avant d’emprunter la voie prioritaire. Il était là, à l’angle des routes, à côté d’un deux-roues stationné.

Il m’aborde. J’ai un geste de recul. Il me parle d’un faon pris dans un piège, dans la forêt toute proche. Un faon ? Mais que pourrais-je y faire !? Je reste méfiante, mais il insiste. Le carrefour est plutôt désert. Personne pour venir l’interrompre.

Je finis par céder, et je le suis. Traverser la route. Monter le petit talus. Trois pas au milieu des arbres. Je portais une robe.

Probablement impatienté par le temps qu’a duré ma résistance, il stoppe vite la marche. M’allonge sur le sol sans ménagement. Cherche à ôter ma culotte. Je crie aussi fort que je peux, de tous mes poumons. Je me débats aussi.

Un automobiliste m’entend ! Et ralentit ! Mon agresseur prend peur, me lâche. Cet automobiliste circulait vitre ouverte et c’est à cela que je dois mon salut.

Alors je m’enfuis. J’ai le souvenir d’un bond, temps contracté dans ma hâte éperdue ! Sauter sur mon vélo. Pédaler à toute allure. Arriver chez moi. Courir, traverser les pièces et sauter dans les bras de ma mère. « Maman, Maman ! » Je m’agrippe à elle. De l’écrire, les larmes me reviennent.

Ensuite ? Je lui raconte en sanglotant. Ma mère a porté plainte. Les gendarmes m’ont reçue avec elle. Ils m’ont montré un suspect, tout en me protégeant de son regard : dans mon souvenir, c’est à travers un œilleton que je l’ai vu.

Aux gendarmes j’ai fait une lettre de remerciements, sur un beau papier Canson, au dos duquel j’avais peint une montgolfière. Ma mère m’a également amenée chez une pédopsychiatre. Je me souviens que la porte de son bureau était capitonnée. Je pouvais donc lui parler sans être entendue. On m’a expliqué que, malgré mon témoignage, mon agresseur avait été condamné à une peine légère, parce qu’il avait été interrompu dans son agression envers moi. Il avait, quelques jours plus tôt, agressé une autre fillette, pas plus âgée que je n’étais. Il avait introduit un objet métallique dans le vagin de la pauvre enfant. Elle n’avait pas eu la force de témoigner, alors l’agresseur n’a pas été jugé pour cet autre viol. Ainsi m’a-t-on dit à l’époque.

Une année plus tard peut-être, j’ai croisé mon agresseur à nouveau. Il avait purgé sa peine. Je me promenais avec des amis – enfants et adultes. Il m’a saluée poliment. Je me souviens de m’être figée, tétanisée. Et puis je ne fus plus jamais confrontée à tout cela, jusqu’à…

Jusqu’à l’année de ma majorité, mon devenir femme, et mon premier petit ami, S. Lui et moi étions ensemble depuis plusieurs mois déjà, lorsqu’un soir, dans ma piaule d’étudiante, il se met à me questionner. Il veut tout savoir de cet épisode traumatique de mon enfance. S. et ses parents habitaient le même village que moi. Ses parents étaient au courant, comme tout le village. Réalité qui m’avait échappé, et que je n’ai apprise que des années plus tard. Ce soir-là, ce fut pour moi un énorme choc de le découvrir au courant… Surtout, jaloux de nature, il veut vérifier qu’il m’avait bien connue vierge. Ah oui, cher lecteur, chère lectrice, tu es sûrement au courant de cette mythologie autour de l’hymen… Malgré la détresse que ce récit contraint réactive chez moi, S. insiste. Je finis tellement éprouvée qu’en réaction… il panique ! Je dois alors prendre sur moi de le réconforter. Je comprends ce soir-là que ce premier amour ne sera certainement pas celui de toute une vie !

Néanmoins cette épreuve, surmontée, m’endurcit. J’ai fait des études scientifiques. Le faible taux de filles et le fort taux de machisme, j’ai baigné dedans… Et j’ai à mon « tableau de chasse » quelques répliques cinglantes qui purent, au moins ces fois-là, clouer le bec à « l’humour » malvenu, grossier, qui me hérissait les oreilles.

Pourtant, répondre à l’attaque par l’attaque, ça ne m’a pas vraiment guérie. Sous la cicatrice, la plaie restait chaude.

Ce qui m’a vraiment guérie, ç’a été de pouvoir témoigner. Dans des cercles de femmes, principalement. Raconter ma blessure, et raconter ses effets à long terme sur ma sexualité — mes premières fois polluées par la crainte sous-jacente d’une nouvelle agression. Raconter, témoigner et échanger avec d’autres victimes, ça m’a aidée à cicatriser peu à peu.

Et aujourd’hui, alors que je suis devenue la mère d’une fillette de presque dix ans, j’en parle à visage découvert.

Parce que j’ai vu passer ce site dans plusieurs tweets et que j’approuve son propos. Parce que je suis fière d’avoir pu échapper au pire.

Et je témoigne aussi dans l’espoir d’aider peut-être cette inconnue qui, trop brisée encore, n’ose pas parler.

Aujourd’hui, je ne ressens plus de haine envers mon agresseur. J’ai fait mon chemin, appris des éléments de son histoire, et je m’intéresse à la prévention. Lui ne peut plus m’atteindre.

Merci à @TanPmp d’avoir accepté ce texte, à Diane Saint-Réquier d’avoir rediffusé l’appel à témoignages. Et merci à toi, Maman, d’avoir cette année-là fait tout ton possible, remué ciel et terre, pour réparer l’âme brisée de ta fille.

Élodie R.M.

de-sous-le-boisseau

Illustration par 10KLIT