Elle se souvient de ce que le médecin lui avait dit : “Vous n’êtes pas malade, tout va bien.” Corps cliniquement en bonne santé, peu importent les débris intérieurs.
Les débris intérieurs. Quand elle était détruite, en morceaux, mais savait encore sourire, ce médecin lui a expliqué que son sourire valait bonne santé. Tout allait bien. Sujet suivant. Digérer, alors. Digérer les nuits blanches et les peurs nocturnes, digérer que ce n’était rien, que tout allait bien. Digérer les douches multipliées et la souillure, digérer l’indifférence à soi-même et la cohabitation de la haine. Digérer que tout allait bien, il n’y avait pas à s’en faire. Elle savait encore plaisanter ; elle plaisantait tellement souvent, dans ce bureau ; elle ne pensait pas que la plaisanterie serait le poignard qui l’achèverait.
Alors elle a longtemps cru qu’elle ne guérirait jamais. Comment guérir d’une maladie qu’on ne porte pas et qui n’a pas de nom ? Guérit-on quand le mal dont on souffre n’est pas maladie ? Elle a longtemps cru qu’elle était perdue et qu’elle mourrait ainsi : isolement. Puisque tout allait déjà bien. Tout allait déjà bien.
L’absurdité.
L’absence jusqu’aux mots pouvant décrire le mal, l’absence de sens, l’absence aussi d’intérêt envers elle-même. La vie qui continue, les nouvelles rencontres, l’apprentissage de nouveaux sourires, porter de nouveaux masques. L’univers nouveau a ceci de bon qu’il est garant d’anonymat. Elle s’y est perdue jusqu’à ne plus jamais être invisible : guérison par l’amour. Croyait-elle.
Les débris intérieurs ne s’éloignent jamais vraiment : rongent. C’est découvrant ces morceaux d’elle-même rongés, dépecés, disparus, qu’elle prit conscience : elle ne serait plus jamais entière.
Stéphanie
Les maux sont encore plus durs à digérer lorsqu’ils ne sont pas reconnus… moi-même je sais que quelque chose ne va pas, mais on dirait que ça ne se voit pas ! Courage…
Je vais te parler de ma propre expérience, je ne sais pas si ça t’apportera quelque chose mais au moins j’essaye. J’avais fait une dépression pendant pas mal d’années, le même vide en soi, la même confrontation à l’absurdité des choses délaissées, la même crainte de tout et le sentiment que quelque chose en moi s’était définitivement cassé. Un jour j’ai choisi (et je dis bien choisi) de faire table rase du passé, des mauvais souvenirs, de tout ce que j’avais pu être. ça a l’air à la fois simple à dire et juste impossible à faire, mais on y arrive. C’est comme si on s’éloignait peu à peu de ces souvenirs, de cette période. Petit à petit. On dit aux autres qu'”on a oublié” quand on nous parle de cette période, on esquive, on change de sujet. Dans mon cas c’était assez simple car j’étais plutôt renfermée à l’époque et personne de ma famille n’avait vu ou/et voulu voir que je n’allais pas bien. C’était trop douloureux pour tout le monde, et comme c’était impossible à prendre charge seule et à ce moment-là, je me suis dit que c’était la meilleure chose à faire si je voulais juste vivre. Donc ça a été simple, et je me suis efforcée à le faire.
Lao Tseu parle d’une seconde naissance, et lorsque tu as vécu cette première “lucidité” sur l’absurdité de la vie et cette première “angoisse” que tout le monde a, à des degrés différents et qui varient selon les périodes et les expériences vécues, tu peux alors peut être, comme je l’ai fait, sentir que tu n’as pas d’autre choix à faire que celui-ci : il n’y a pas de sens, alors le sens viendra de toi, de ce que tu veux profondément, de ce que tu exiges de la vie et de toi.
A l’époque je changeais d’établissement scolaire, donc le changement de cadre m’a aussi aidé. Pendant un ou deux ans j’ai vécu un peu au jour le jour : je voulais juste profiter de ce qui fait du bien, apaise, rassure, rend insouciant et joyeux. Les ballades au soleil pieds nus sur le goudron, les playlists de chansons assise sur le rebord de ma fenêtre dans l’air frais du soir, la danse, les paysages, les blagues débiles avec ma bande d’amis, la poésie, les jus d’orange frais, écrire ce en quoi je croyais sans douter et ce à quoi j’aspirais, passer des moments avec les gens que j’aime sans me poser de question. Inspirer. Me nourrir de tout. Et en refusant tout ce qui semblait de près ou de loin négatif, sombre. Sans passé ni avenir, juste vivre l’instant. Et c’est durant ces années-là que je me suis inconsciemment reconstruite, que je me suis refais une “seconde peau”, de nouveaux souvenirs, un nouveau vécu. J’ai senti malgré tout que je renouais avec des joies vécues à l’enfance, et j’ai retrouvé, je ne sais pas encore comment bien l’expliquer, une espèce de légèreté et de joie féroce.
Après cette courte période (2-3ans), j’ai commencé à me “souvenir”, à reprendre en charge toute cette mauvaise période pour me l’expliquer, pour lui donner un sens, pour trouver les “pourquois du comment”. ça a été éprouvant bien sûr, formuler et mettre des mots c’est reconnaître ce qui s’est passé. Mais je ne l’ai fait qu’après tout ce temps, après m’être sentie suffisamment reconstruite, forte. Je pouvais m’accrocher à ce que j’étais devenue, à mes nouveaux souvenirs, à ce que j’aimais. Et moi qui me sentais si vide à l’époque, incapable de pleurer, de formuler quoi que ce soit, j’ai senti quel point les choses se faisaient et se réglaient enfin en moi. Il faut un temps pour tout, et ton corps, ta tête, tes émotions demandent parfois du temps et tu ne peux rien contre ça. Je pouvais faire aussi ça sans que ça fasse exploser mon entourage, sans blesser personne, sans regretter de me libérer de mon silence. J’ai souvent pensé que j’étais folle, que j’étais trop fragile, trop idiote, quelqu’un de cassé et d’à jamais déséquilibré. Je me suis haïe parce que je ne savais faire que ça et parce que c’était évidemment plus facile. J’ai compris avec du recul qu’en réalité j’avais juste peur, peur de moi et peur de tout, et que si il était bon que j’aie peur parfois, juste pour me mettre en garde, je l’avais laissée ces peurs dicter entièrement ce que j’étais. On est pas plus fous ni plus absurdes que la vie elle-même, mais nous avons nous la capacité de voir cette absurdité et de choisir malgré tout de donner du sens aux choses, le sens que nous choisissons en tans qu’êtres libres.
J’ai constaté les débris moi aussi, mais comme une grande sœur envers la petite-fille pommée que j’ai été. J’ai pris aussi le temps de me pardonner d’avoir été aussi fragile en me promettant de ne jamais oublier et évidemment d’en tirer le meilleur. Ces débris dont tu parles, j’en garde une marque dans ma mémoire et dans mon cœur, et quand j’y repense j’ai encore mal d’avoir perdu tout ce temps, de m’être fait aussi mal et de m’être laissée tombée. Mais depuis c’est comme si mon être en réaction s’était mis à vibrer encore plus fort. Le “je veux”. Vivre, aimer, sentir, être forte, être libre. Ne pas renoncer. Et ça c’est non négociable. Cette marque est devenue un moteur. Et là c’est le moment où je dis des choses atrocement banales (si ça n’a pas déjà été le cas) 😉 mais que beaucoup de monde répète sans savoir, sentir, se souvenir à quel point c’est fondamental, structurant. Il n’y a pas de remède à l’absurdité de la vie : les choses sont là, données, et je ne sais toujours pas si Dieu ou quelque chose régule tout ce grand bordel, mais j’ai décidé de ne pas l’attendre. Tout vient de nous, et les débris dont tu parles, je crois que vivre de manière lucide au moins une fois, c’est accepter de voir ça, et forcément de se fissurer un peu. Je crois qu’on peut survivre à tout, même si oui c’est absurde, mais j’ai choisi et je choisi encore d’en rire.
Après ces années un peu floues, je me suis mise à faire mes choix, à choisir ma voix en m’écoutant, en me souvenant toujours de ce qui n’était pas négociable. ça m’a aussi évité de faire n’importe quoi ou de suivre l’avis de n’importe qui 🙂 Je pense deviner par où tu passes et/ou est passée, et je ne vais pas te dire que ça va être, du jour au lendemain, plus léger. Mais accorde-toi les trêves, les belles et vraies trêves. Tu seras seule à te prendre en main, mais je me doute que tu le sais déjà. Et le temps fait son oeuvre. Les années passent horriblement vite lorsque tu vis intensément et sans compromis avec tes principes. Mais on y arrive, on y arrive et lorsque l’on prend le temps un jour de refaire le point sur tout ce qui s’est passé, à peine 5 ans après, tu auras l’impression que des siècles se sont écoulés. Je ne te connais pas et il est possible que tout ce que j’ai écris ne serve rien finalement, mais je n’ai pas renoncé 😉 et je te souhaite, du haut de mes petites convictions un peu plus lucides maintenant, de vivre heureuse sans renoncer à ta révolte. Moi je croyais qu’elle allait juste me briser, mais j’ai tellement construit depuis 🙂
On est jamais “entier”, on construit et reconstruit toujours sur ce que l’absurdité et les erreurs nous ont laissé faire faire. Mais si tu te choisis libre, si tu deviens le maître de ton navire^^ bref on connaît le refrain, on peut le faire joyeusement et férocement libre 🙂 Je connais beaucoup de gens qui ont eu ce déclic et façons très diverses. En lisant les bouquins de Sartre ou de Camus, en faisant une overdose et en frôlant la mort, en se confrontant à un non-dit familial, ou juste un jour sans savoir pourquoi, en fumant une clope entre potes.
Sois douce, patiente et humble envers toi. Je te souhaite beaucoup de courage mais souviens-toi que tu n’es pas là seule, que nous sommes plusieurs à nous battre simplement pour rester libres et cohérents, quelque soit notre petite histoire.
N’attends pas l’avis d’un médecin qui te dira que “ça y est c’est officiel vous allez mieux”. Et les psys en général attendent que ce soit toi qui leur annonce la bonne nouvelle 🙂 Personne n’a à exiger de toi que tu portes un masque. Personne d’autre que toi ne peut et ne doit définir ce que tu es. On m’avait dit “discrète”, “trop fragile”, aujourd’hui je me prouve encore qu’une définition est toujours une caricature, que chaque jour tout se rejoue. Ne laisse personne décider pour toi. C’est ce que je m’efforce de faire, et parfois ça exige de prendre son courage à deux mains et de perdre les gens qui voulaient que tu restes telle qu’ils voulaient que tu sois, et qui refusent de t’aimer telle que tu es. Ou alors parfois il leur faut juste un peu de temps à eux aussi. Être cohérente, sincère, heureuse, sereine, envers toi et envers les autres, c’est sans doute la première chose que tu te dois et que tu leurs dois. Je te souhaite de ne jamais renoncer. J’espère de tout mon cœur que tu arriveras.
Merci pour ce commentaire Juliette