Cela s’est passé en 2012. J’avais vingt-deux ans, c’était mon premier voyage en Asie. J’étais partie avec une amie et toutes mes économies à la découverte de la Corée du Sud et du Japon. Notre voyage en Corée du Sud touchait à sa fin et nous nous apprêtions à prendre le ferry pour rejoindre la côte nippone le lendemain matin. Nous souhaitions célébrer notre départ ainsi que l’aube d’une nouvelle aventure en l’arrosant généreusement de Soju auquel nous n’avions, à notre grand regret, jamais goûté.
Jusque-là, le voyage avait été formidable. Les gens étaient très avenants et respectueux et nous ne nous étions jamais fait embêter ni arnaquer. Je me sentais en sécurité en Asie, plus qu’ailleurs en tout cas. La soirée s’annonçait parfaite…
Busan est une ville portuaire conséquente. Ce soir-là, les bars débordaient de gens. Comme nous étions plutôt indécises, nous déambulâmes quelques heures dans les rues à la recherche d’un bar sympathique où boire avant d’aller, peut-être, en boîte. Nous avions déjà consommé une ou deux bières et nous arpentions les rues encombrées, fascinées par les néons multicolores, la pop acidulée crachée par les haut-parleurs, la foule hétérogène et branchée… La tête nous tournait légèrement mais nous étions optimistes et surtout heureuses.
Sur le chemin, de nombreux hommes nous hélèrent, nous demandant dans un anglais approximatif où nous allions. Nous répondîmes, amusées que nous cherchions un endroit pour boire du Soju. Un businessman me tendit même une carte de visite en me proposant de l’accompagner au love hotel, pensant que j’étais une prostituée. J’étais trop pompette pour m’en offusquer.
Trois vendeurs d’une boîte de téléphonie quelconque nous avaient repérées après plusieurs passages devant leur boutique. Ils portaient tous trois un masque de singe et semblaient intrigués par notre circuit répétitif. Ils nous proposèrent d’attendre qu’ils finissent leur shift pour nous emmener goûter du Soju et nous acceptâmes, désespérées et fatiguées de tourner en rond et surtout, assoiffées de vie et de fête nocturne.
Aucun d’eux n’était particulièrement beau, mais vivre une amourette avec un asiatique n’était absolument pas dans nos plans ; nous consentîmes à boire un verre amical avec eux avant d’aller danser. Au premier abord, ils paraissaient inoffensifs, plutôt maladroits dans leurs gestes et paroles et semblaient étonnés que nous ayons accepté de leur parler. De notre côté, nous ne nous sentions pas menacées : nous étions naïves et éméchées. Ils écrivirent l’horaire et l’endroit où l’on devait les rejoindre (vingt-deux heures – devant leur boutique).
L’heure venue, ils étaient là tous les trois, timides et silencieux. Ils nous emmenèrent devant un établissement aux allures de vieux restaurant où il n’y avait que des habitués et une gérante affable. Je me souvient vaguement d’une dispute entre les trois coréens qui nous accompagnaient ; ils voulaient, je le compris plus tard, nous départager. Déçu, le troisième prétexta une autre soirée et s’éclipsa, nous laissant tous les quatre.
Je me souviens qu’à l’entrée du restaurant, je manifestai une certaine hésitation. L’endroit semblait sombre et menaçant. Un sentiment d’insécurité m’envahit, et l’alcool que j’avais ingéré quelques heures plus tôt commença à se dissiper au profit d’une méfiance naissante. Qui étaient ces types, au final ? Pourquoi ce restaurant ? Devant notre indécision, les deux vendeurs se mirent à parlementer et soudain, un coréen qui parlait parfaitement l’anglais surgit d’un bar voisin. Il nous demanda si tout allait bien. Nous répondîmes que oui, mais que nous n’étions pas sûres de vouloir boire dans cet établissement-là. Après quelques mots échangés avec les deux types qui nous accompagnaient (et qui n’avaient pas l’air très contents d’avoir de la concurrence), l’anglophone nous expliqua que le Soju se buvait traditionnellement accompagné d’un repas car c’était de l’alcool fort. C’était pour cela qu’il fallait le consommer dans un restaurant. Nous discutâmes entre nous. L’anglophone nous demanda si nous voulions vraiment passer du temps avec ses types ; sinon, il nous proposait de le rejoindre dans le bar d’où émanait de la musique électronique. Quelqu’un l’attendait à l’intérieur, il était un peu pressé. C’était tentant. Mais il manifesta une impatience qui fit que l’on déclina. Il disparut.
Au bout du cinquième « cheers ! » enthousiaste et de la cinquième généreuse lampée de ce liquide traître (car transparent), ma tête commençait à tourner sérieusement. Malade, je me précipitai aux toilettes pour vomir, et de retour m’affalai sur le banc aux côtés d’un des coréens plutôt ravi de mon soudain rapprochement. Il me tendit un verre. Mais je n’arrivais plus à suivre les shots, je voulais juste dormir. Mon amie proposa de me ramener à l’auberge de jeunesse mais les deux hommes prétendirent que leur boutique était plus proche. Le retour fut laborieux ; je passai mon temps à vomir dans la rue, à l’indifférence des passants qui en avaient sûrement vu d’autres.
Ils m’installèrent sur une chaise de bureau où je sombrai dans un sommeil profond, comateux, dont je ne sortis que lorsque je sentis mes pieds frotter contre le sol. Quelqu’un me déplaçait et j’étais à nouveau dans la rue. Un coup d’œil à l’effort douloureux de ma tête bourdonnante m’apprit que c’était un des coréens qui m’emmenait quelque part. Aucune trace de mon amie et de l’autre type. Je devinai l’entrée d’un hôtel ; un petit panneau coulissant découvrit une femme au regard désapprobateur. Elle tendit quelque chose au coréen après avoir échangé quelques mots. Je ne compris que plus tard – les clés d’une chambre d’hôtel et quelques préservatifs. Mes paupières se fermèrent.
Elles ne s’ouvrirent que le lendemain. Allongée sur un lit, à demi-nue, couverte par un drap. Le type dormait à côté de moi. Je compris tout de suite ce qu’il s’était passé mais décidai de ne pas chercher à me souvenir des détails, pas maintenant, ni jamais. Je devais prendre le ferry, quelle heure était-il, où étais-je ? Je secouai le coréen et lui demandai de me raccompagner à l’auberge. Il traîna sur la route, fier comme un coq ; pour lui, il venait de passer une nuit avec une étrangère. À l’auberge, je retrouvai mon amie qui m’avait cherchée toute la nuit. Le coréen m’avait enlevée pendant qu’elle embrassait son collègue, et elle avait fini par rentrer à l’auberge au petit matin. Nous n’en reparlâmes que des années plus tard.
Car je n’ai réalisé ce qu’il m’est arrivé que bien après. La blessure était déjà très profonde et fut difficile à soigner. Aujourd’hui, il n’en reste qu’une cicatrice. Souvent, j’ai des semblants de souvenirs qui refont surface, qui ressurgissent. Tard dans la nuit, je me réveille en larmes. Et puis j’oublie.
Quand j’ai pu mettre un mot sur ce qu’il m’était arrivé – viol, j’ai blâmé pendant longtemps mon inconscience et ma naïveté, et puis j’ai blâmé mon amie qui m’avait laissé partie, et enfin aujourd’hui je blâme cet homme qui a volé ma dernière nuit en Corée du Sud.
Oxymore

Dessin sur feuille blanche au crayon à papier, feutre noir et feutre rouge : au crayon à papier, au centre, une jeune femme allongée dort, les jambes repliées et une main sous la tête, en culotte, chaussettes et t-shirt, cheveux lâchés. Tout autour d’elle, en noir et rouge, des sortes d’arabesques/vagues/flammes.
Illustration par Marceline
Je ne sais que dire…. J’espère que tu arrivera à en parler…
Bon courage à toi.
Courage à toi j’espère que tu auras le courage et la force pour en parler oralement avec quelqu’un je te souhaite beaucoup de courage.
Tu es courageuse de pouvoir en parler ainsi sur ce blog. Ce n’est pas réellement de ta faute, quand on boit, on est plus vraiment soi-même. C’est vrai qu’on se sent en sécurité, en Corée. J’habite Achaseon-gil à Séoul, mais je suis belge alors je suis bien placée pour le savoir. J’ai également eu des antécédents avec des Coréens, ils me harcelaient pour qu’on aille dans un love-hôtel. J’ai toujours refusé, mais une nuit, je rentrais de mon boulot au traiteur de la ville et je me suis fais agresser. Puis un homme est venu m’aider et pour ça, je lui en serait éternellement reconnaissante. (Nous avons maintenant une petite fille de 2 ans ). La preuve que tout les Coréens ne sont pas mauvais, malgré certains salauds qui se promènent.
J’espère que tu auras le courage de continuer à vivre normalement. Je te souhaite d’oublier cette dernière nuit en Corée.