Marcher dans la rue, seule ou à plusieurs peu importe, tout ce qui compte c’est toi et ton sentiment de surpuissance lorsque tu es au volant de ta voiture.
Marcher sans but, non pas parce que je ne sais pas où je vais, mais parce que je veux oublier ma destination ; rester comme ça le nez au vent, avoir cette impression que la rue m’appartient, de jour ou de nuit. Mais peu importe, la rue est à toi, de nuit ou de jour.
Marcher calmement, ressentir chacun de mes pas et remercier mes baskets et mon survet’ qui me donnent une ampleur de mouvement inhabituelle. Être plongée dans mes pensées en repassant mentalement la séance de judo de ce soir. Le judo me donne du pouvoir sur mon corps, tout autant que mes baskets, mon survet’, l’air de la nuit et la musique que je fredonne. Mais peu t’importe. Il est 23h et tu veux t’approprier ce corps, ou peut-être est-ce juste le pouvoir que tu convoites ?
Marcher en plaisantant avec cette amie, ne faire attention à rien qu’à nos rires, jusqu’à ce que tu arrives. Tu es loin devant nous, et même si tu roules trop vite nous ne te remarquons pas. Nos rires nous protègent de tout, sauf de tes cris. Tu es loin devant nous et ne dois certainement pas voir nos visages, mais peu t’importe, tu as déterminé que nous étions du sexe faible. Alors tu passes la tête par ta fenêtre, pour être sûr que nous t’entendions. Tu n’imagines pas que nous pourrions ne pas te comprendre, ne pas comprendre ces paroles inarticulées « Gurls, ‘am gonna rape ya ». Ce n’est pas la première fois que tu m’interpelles ainsi de ta voiture. C’est la première fois que je comprends ce que tu dis.
Peut-être que l’on ne devrait jamais rester plus de deux mois dans un pays étranger, le risque d’y comprendre les insultes- même criées à 50 mètres de soi – est trop grand.
Et puis j’ai certainement eu tort de répéter à mon amie ce que tu avais dit, de lui traduire d’un air choqué ces paroles immondes et d’attendre d’elle la même indignation que celle que je ressentais, sans une seconde m’imaginer qu’elle aurait peut-être préféré ne pas savoir. Nous sommes égoïstes jusque dans nos traumatismes, nous les préférons partagés que solitaires.
Continuer à marcher dans la rue, seule à présent, se demander quel plaisir tu as pu tirer de cette phrase gratuitement violente que tu nous as jetée et qui a rebondi jusqu’à nous, est entrée dans mon oreille, a fait un tour dans mon cerveau avant de se loger dans mon cœur que je sens maintenant palpiter. Je crois qu’il fait exprès de palpiter si fort à mon oreille, histoire de me rendre sourde à toute parole extérieure.
Marcher dans la rue en accélérant le pas au rythme de ce cœur qui bat trop vite, comme un métronome déréglé. La tension est haute, l’attention est nulle, tu occupes toutes mes pensées. Et voilà que tu surgis encore, d’un endroit où je ne t’attendais pas. Tu es là, tranquillement assis dans ta voiture garée près du trottoir ou je marche. Ton visage est couvert d’un tissu gris, je ne te vois pas. Mais toi si, à l’instant où je passe devant toi tu pousses un cri à m’en déchirer les entrailles. Un cri rauque et brutal, mon cœur est sur le point de donner sa démission.
Ma peur éclate, elle ne peut qu’éclater dans ma langue et te répondre avec des mots que tu ne comprends sûrement pas « Putain ! Quel connard ! ». Tu as le visage masqué, encore une fois tu ne prends aucun risque. Je te dépasse rapidement, tentant de calmer ce cœur qui s’embourbe dans l’inquiétude. La nuit est hostile.
Marcher comme ivre, fuir des dangers qui n’en sont pas et aller à la rencontre d’autres figures inconnues, seules ou à plusieurs, peu m’importe. Les dévisager le regard fier, le front haut, ne pas être une victime, ne pas être. Ce ne sont pas tes mots qui résonnent dans ma tête, ce sont les questions que je me pose après t’avoir rencontré à deux reprises, toi ou un autre. Do I deserve it, do I really ? Mes mots prennent la couleur de ta langue. I should have stopped in front of you, and spit at your hidden face, coward ! If your window was open to insult me, it could have stayed open to let me smash you, shameless asshole, let me put my fingers into those eyes that like to look at fear in someone else’s eyes.
Marcher avec ta violence traversant mon corps, m’imaginer t’extirpant de ta voiture pour te mettre à terre et t’y étrangler comme je sais si bien le faire sur un tatami. Ta violence est lâche et hasardeuse, je sais qu’elle aurait pu tomber sur n’importe quelle autre fille. La mienne n’existe qu’à travers toi.
Do you deserve it ?
Aude
Illustration par Emilie Pinsan