Je suis en jean et pourtant il fait chaud à Lyon. L’été dernier, je déambulais en short, à l’aise dans les quartiers de cette ville étouffante sans me préoccuper de ce qu’en pouvaient dire les loups de la rue. Cela fait un an que je suis arrivée ici et c’est il y a exactement un an, fraîchement débarquée de l’étranger et le cœur battant fort l’espoir que je portais ce short que je n’ai plus jamais osé revêtir depuis.
C’était un nouveau départ.
J’ai quitté la France il y a dix ans pour les Pays-Bas et j’y suis revenue pour terminer des études qui ne mènent à rien, mais surtout pour fuir un pays où je stagnais désespérément, dans l’amour comme dans ma vie. Les hommes étaient aussi froids que la grisaille qui voile le ciel presque toute l’année et mes origines latines ne savaient rivaliser avec le mètre quatre-vingt envahissant des Néerlandaises. Blonde mais effacée, je ne réalisais pas la chance que j’avais de pouvoir rentrer en vélo à trois heures du matin sans ne jamais, jamais, jamais être embêtée.
Un nouveau départ, donc.
Je savais qu’en dessous du bout de terre sinistre sur lequel je me sentais si oubliée, si indésirable, les femmes ne menaient pas le même combat. Le harcèlement de rue, le sexisme ordinaire dont les médias français taisaient (volontairement ou non) l’amplitude mais dont les féministes et femmes brimées témoignaient et dénonçaient à grands cris – j’ai pensé que tout cela ne me concernait qu’à demi, puisque je n’avais jamais vraiment attiré le regard des hommes, ni ici ni ailleurs. J’ai pensé que je serais épargnée, car les loups de la rue française étaient ceux qui, dix ans auparavant me traitaient de « thon ». Je les connaissais, mais eux ne me reconnaissaient pas.
Car j’avais déjà eu plusieurs nouveaux départs.
Les doux surnoms dont m’affublaient ces louveteaux, leur « t’es moche, va te cacher », « sale morue » et autres maladroitement jetés à la sortie du collège dans la banlieue parisienne résonnaient encore dans mes oreilles lorsque j’ai déménagé. Je m’étais alors juré de ne plus être martyre.
Les « tu devrais être plus féminine », « enlève tes lunettes », qui me laissaient perplexes (et auxquels je m’appliquais puisque ces conseils venaient de filles) m’étaient restés en tête à ma sortie du lycée de Dijon. Je m’étais juré de ne plus être souffre-douleur, une fois pour toutes.
Mais le « t’es bonne, tu devrais venir avec moi » des loups de Lyon me prouve que je suis redevenue victime.
Qu’est-ce qui a pu motiver ce changement de discours ? Beaucoup de choses peuvent changer en dix ans. Ma mère m’a toujours mise en garde contre les hommes ; mais elle tendait plus vers l’indépendance. Elle ne m’a pas dit que les hommes étaient des loups affamés, et ce n’est pas à elle que j’en veux. Je n’en veux qu’à eux, et à moi surtout pour ne rien répliquer quand l’injustice me brûle la gorge.
Je n’ai pas été épargnée par la rue. Reluquée, sifflée, hélée, suivie, harcelée, insultée. La bombe lacrymogène nichée dans ma poche m’évite d’ajouter « agressée » à cette liste déjà beaucoup trop longue – et pourtant, je porte comme de nombreuses femmes le lourd et silencieux fardeau d’une agression.
Mais elle est antérieure à mon arrivée en France, alors je m’efforce de ne pas la lier à mon expérience à Lyon, même si au final, tout est lié.
Comme nous le vantent les dernières bandes-annonces de films d’horreur, la menace ne nous épargne plus de jour. Et je l’ai appris à mes dépens, à la sortie de ce fameux train vers mon nouveau départ. Une amie est venue me chercher à la gare, et j’ai senti les yeux masculins glisser sur mes jambes dénudées. Je les ai entendus murmurer, comploter. Je les ai vus saliver. Je me suis d’abord sentie flattée, puis progressivement agacée, et surtout gênée, honteuse, parce que les regards des femmes me communiquaient un tout autre message : « Attention à toi. »
Depuis, lorsque je me promène, que je prends les transports en commun, et lorsque le soir je longe la rue qui mène à mon refuge, les hommes alignés le long de ma route m’adressent un commentaire que j’ai appris à ne plus écouter. J’entends, certes, la vibration de leur voix mais j’évalue leur ton. Je jauge l’urgence et le désir, j’appréhende le danger. Mais je n’écoute plus. Je ne m’arrête plus, je ne réponds plus. J’accélère le pas, le poing serré sur ma bombe lacrymogène.
Un nouveau départ… et pourtant à présent je n’ose plus quitter mon appartement. Du « t’es moche » au « t’es bonne », quel est le pire ? Je me le demande.
Oxymore
Beau témoignage, bravo.
Juste un petit service : deux typos dans votre texte.
” Une amie est venue me chercher à la gare, et j’ai senti les yeux masculins glisser sur mes jambes dénudé[e]s. Je les entendus murmurer, comploter. Je les ai vus saliver. Je me suis d’abord sentie flattée, puis progressivement agacée, et surtout gênée, honteuse, parce que les regar(ds] des femmes me communiquaient un tout autre message : « Attention à toi. »
Et puis en ce qui me concerne, je n’écrirais pas que “les hommes étaient des loups affamés”, mais que beaucoup d’entre eux le sont. La plupart sont attirés par “la chair fraiche” de façon instinctive, primaire, du fait de l’action de leur cerveau reptilien. Mais la plupart contrôlent bien cet instinct en n’agissant pas de façon lubrique ou agressive, même si leur regard est hors de leur contrôle conscient.
Bien cordialement
Merci Jacques pour vos impressions.
J’ai généralisé dans ce texte, bien entendu, pour appuyer cette impression d’être “traquée” au quotidien par des loups. Mais je ne suis pas sexiste : j’aime un homme formidable qui n’a rien d’un monstre, s’il ne faut en citer qu’un.
Mais le traumatisme reste, tout comme l’encre d’un tatouage qui ne s’efface pas. L’homme est un loup pour l’homme; et il l’est pour moi, la femme, presque tous les jours de l’année…