Finir de s’en débarrasser, se sentir totalement libre, forte, bien entourée.

Mais aussi être prise dans les turbulences de ce « règlement de vieilles choses », traverser des deux-trois jours d’affilé de panique, parfois à côté de mes pompes, complètement dans le brouillard, parce que stressée de tomber sur lui à chaque instant, parfois pleurer voire vomir littéralement cette histoire, l’évacuer physiquement. Et retomber dans de vieilles angoisses d’abandon « personne n’est là pour moi » en général, et « ça y est je l’ai fatiguée » en singulière.

Et puis serrer les mâchoires à m’en broyer les dents pour ne pas trembler quand des personnes autour de moi parlent de telle violence de façon détachée, théorique, rhétorique.

– « oui oui on sait bien ce que c’est ». Non je crois pas, non.

Et dire que je peux avoir encore l’impression d’exagérer ce qui s’est passé.

Après tout, si on fait le compte ?

Un coup de poing dans le visage, un automne il y a quelques années, qui me laisse un cocard que le fard à paupière ne peut pas recouvrir, me valant une super blague d’une collègue « ben c’est pas ton copain qui t’a fait ça, il a l’air tellement gentil !! Nan sérieux t’as fait quoi ? »

S’entendre mentir pour couvrir le mec qui vous a frappé la veille, sensation à ajouter dans la liste des choses qu’on sait mais qu’on aurait mieux aimé ne pas savoir. Un autre coup de poing dans le visage au printemps suivant, donné comme le premier, en pleine rue, la nuit, mais celui-ci ne laissera pas de trace. Une tentative de coup, pas possible de me rappeler quand, à une sortie de métro, je commence à répliquer, lui qui bât en retraite immédiatement « Mais ça fait mal ! »

Autre tentative et autre réplique de ma part dans notre chambre. Date indéterminée aussi, et c’est peut-être plutôt cette fois là qu’il a constaté, finement, que quand on te tape, ça fait mal. Après ça je ne crois pas qu’il m’ait frappé. Mais serrer mon bras par exemple, appuyer son poing très fort à différents endroits tout en évitant désormais soigneusement mon visage. La dernière agression physique c’est un autre automne, cinq ans après la première. D’un bras il bloque ma tête, de son autre poing menace de m’exploser le nez. Je ne résiste pas, tétanisée de peur – on est à la porte de la cuisine, il pourrait y trouver une arme, un couteau. Ce sont précisément les pensées qui me passent par la tête à ce moment là. J’ai simplement peur de mourir.

En cinq ans, je ne devrais peut-être pas en faire une histoire ?

Evidemment il faut aussi ajouter les menaces (de me frapper), les insultes.

Et puis les phrases qui commandent, qui rabrouent, méprisantes, haineuses.

Là je serais bien en peine d’établir une liste. Ne me souvenant clairement que des quelques occurrences où il me parle de cette façon devant des gens qui le relèvent et protestent. Brièvement la honte que quelqu’un-e doive me défendre, mais au fond le soulagement de ne pas se sentir folle, et de pouvoir peut-être trouver des soutiens, les premières marches vers l’évasion.

Quand j’ai commencé à en parler, je voulais juste régler ça pour moi, pour aller bien. Au fil des pensées et des discussions qui ont suivi, une colère froide s’est formée contre lui. Que les violences physiques aient commencées pendant une période d’épuisement et d’incertitude professionnelle (et donc pécuniaire), pour moi, qu’il prétendait compenser en assurant le quotidien. Que les violences verbales aient commencé bien avant, avec ses réflexions dévalorisantes sur moi dans les premiers mois de notre relation – « t’es pas belle », « t’es toute morte ».

Ces mots-là ont finalement vite disparus, mais pour faire place au fonctionnement insidieux du gars qui se valorise par les réalisations de sa copine. Et qui du coup pousse pour que j’en fasse toujours plus. La forme trompe, mais rien à voir avec une admiration et des encouragements sincères. Il veut me contrôler, point, que ça n’ait pas l’air de cela n’y change rien. Et non il ne l’installe pas facilement son emprise, et oui jusqu’au bout j’arrive à refuser plein de choses. Je pourrais m’en sentir forte, de ma résistance, mais je me sens surtout épuisée – l’énergie que je dois lui opposer pour ne pas être totalement bouffée est gigantesque.

A la hiérarchie de genre, celle de classe qui s’ajoute. Il est d’un milieu bien plus aisé que le mien, mais c’est moi qui ai fait le plus d’études. D’un côté il en est fier, mais de l’autre m’envoie balader quand je rentre perturbée d’un rendez-vous ANPE/Pôle emploi où l’on m’a demandé d’effacer des diplômes de mon CV parce que je suis « trop qualifiée » (trop qualifiée pour une femme ? Trop qualifiée pour une pauvre ?). Ou alors il nie que je suis d’un milieu prolo, affirme que nos familles (et non pas juste la sienne) ont plein de thune.

Même moi je n’arrive pas à comprendre comment je suis restée plus de dix ans (« aïe » à chaque fois que j’écris ou que je prononce ce chiffre).

Mais au fond c’est comment j’ai réussi à partir qui est miraculeux. Notre chère culture patriarcale nous a bien appris qu’une fois qu’on en a un, il faut « tout faire pour garder son jules » – peu importe comment il nous traite, ou que nos désirs soient autres. Ce qui compte c’est d’être en couple avec un mec, de vivre avec lui si possible. Que de valorisations dès que tu notifies ce statut ! Pour les coups on est bien avertie, ça oui, « à la première gifle il faut partir, on vous le dit assez quand même ». Ben oui mais quand l’homme qui est censé être ton amoureux, avec lequel tu vis, et encore une fois que tout le monde trouve ça for-mi-dable, te file une mandale, ce qui domine c’est la sidération. Pendant des heures – des heures de soins paniqués pour qu’il n’y ait pas de marque (moi seule), d’engueulade (à deux) et de larmes (surtout moi). J’ai cru que je faisais un cauchemar, que j’allais me réveiller. Vraiment. Et ensuite sa repentance larmoyante, la certitude qu’on ne me croirait pas, tout converge pour que j’enterre ça bien au fond de moi. Et puis un jour, sans que j’aie vu l’évolution, c’est de peur que je reste. Tout bêtement.

J’essaie de ne pas l’énerver (absurde ! comme si ses colères étaient rationnelles). Je fantasme de ne
plus être avec lui, sans pour autant arriver à imaginer le quitter. C’est encore plus simple de l’imaginer mort dans un accident.

Au terme d’une énième engueulade – ou plutôt d’un énième moment où il m’agresse verbalement et où je me défends, quand j’essaie d’en reparler posément, de dire que là vraiment il faut qu’il se fasse aider, que ce n’est plus possible ainsi, il m’envoie chier. Même plus de repentance, de « je suis désolé ça n’arrivera plus ». Juste il s’en fout.

Et puis un jour, parce que trop, parce que la peur est devenue tellement forte qu’il faut fuir, parce qu’avec toutes mes activités féministes je sais quand même très bien dans quoi je suis prise, parce que de ces mêmes activités je suis plus forte, et surtout parce que l’amour d’une femme me transporte comme je n’aurais pas pensé possible – je me décide, souterrainement, je prépare une fuite comme une bagnarde une évasion, ça implique de le supporter encore quelques mois, mais après c’est fini je serai, je suis, hors de sa portée.

Moi qui avais peur du noir et de dormir seule, je savoure infiniment cet espace à moi, rien qu’à moi. Plus petit, plus cher, plus loin, plus bruyant, peu importe.

Un autre jour, plus tard, commencer la dernière partie de cette libération en parlant enfin à quelqu’une de tout ceci, une amie qui connaît trop bien cet indicible.

Pour les filles du jeudi – pour le sentiment d’appartenance immédiat, à cette grande démocratie des violences subies… mais aussi à votre affection tout aussi immédiate.

Pour mes ami-e-s, mes amoureuses, qui m’ont crue, me croient, me soutiennent.

J’ai bien peur que ce ne soit pas très littéraire tout ça.

Helen

Illu ET AU DEHORS LES LUMIERES ETINCELANTES - BD

Illustration par Emilie