L’Arbitraire est certainement toujours en résonance dans mon esprit. Il avait, à l’époque de sa publication, suscité des réaction choquées, n’acceptant pas que mon témoignage puisse être inclus dans un recueil d’expériences vécues par des femmes. La violence physique, verbale, frontale et arbitraire dont j’ai été victime, cette violence relatée dans mon texte, a donc été suivie par d’autres formes de violences, anonymes celles-ci, mais tout aussi déstabilisantes. Fort heureusement, l’esprit de Polyvalence étant ce qu’il est, ces attaques furent désamorcées dans l’oeuf. Il n’empêche que je me suis dit : « Merde, me voila moi accusé d’envahir un espace que je considérais sauf, et je me retrouve dans une position d’oppresseur qui ne connait pas sa place, qui prend la parole de façon déplacée. » Ce sentiment n’a pas duré, vu l’empathie et le respect que j’ai perçu par la suite, une fois les attaques tues. Une réflection s’est ensuite développée dans mon esprit, prenant de plus en plus de place : y a-t-il des dialogues qui devraient être tenus à huis clos ? Ou bien la parole devrait-elle être donnée à qui veut la prendre ? Ce que je veux dire n’est ni nouveau ni innovant, mais m’a valu de nombreux questionnements : je suis un mec, puis-je avoir un avis sur les violences sexistes, faites aux femmes ? Et en allant un peu plus loin : est-ce que je n’exagère pas un peu un appliquant le terme « violence sexiste » à moi-même, un mec ?

Depuis l’Arbitraire, je suis devenu père. Mon mec et moi faisons partie d’une toute petite minorité qui a la chance d’avoir accès à la GPA. Notre fille grandit, elle a maintenant un an et demi. Il y a peu, nous étions dans un aéroport et une forte odeur a commencé à se répandre. Il faut donc changer la couche, je trouve les toilettes munies d’une table à langer, comme toujours dans les toilettes femmes (ah oui, les pères ne changent jamais leurs enfants visiblement). Les mains en plein dedans, je me fais insulter par une usagère des lieux, comprends que ma présence est une menace ultime envers son sentiment de sécurité et que je ferais mieux de déguerpir ou elle allait me faire dégager par les autorités. Et revoilà l’arbitraire. L’attaque injustifiée, imprévisible, qui fait bien mal car profondément injuste. Cette dame-là a-t-elle été l’auteure d’une violence sexiste à mon égard ? Je crois que oui : mon genre masculin a provoqué en elle un tel malaise qu’elle a perdu le contrôle et s’est octroyé le droit de passer à l’offensive sans aucun filtre.

Une fois de plus, j’ai eu un aperçu de ce que les femmes endurent à longueur de journée, paradoxalement en plein milieu du mouvement #MeToo qui était et est toujours source de doutes et de contradictions pour moi. Grâce aux cinq ans de Polyvalence, j’écris à nouveau et je repenche sur ces questions qui – je me l’étais promis – n’auraient jamais dû passer au second plan. Les violences sexistes sont devenues sujet polémique, largement discuté, étudié et partagé. Je me dis que les éclaboussures provoquées par l’Arbitraire et par ma présence dans ces toilettes d’aéroport sont une toute petite pierre portée à l’édifice devenu montagne, créé par Tan il y a donc cinq ans et qu’elles s’ajoutent à toutes les autres éclaboussures, jets, vagues ou raz-de-marée (je pense notamment au texte « Le jour où les couleurs ont changé »* qui est m’est devenu si important) qui ensemble ont donné la parole à toutes ces personnes. Le militantisme vit, la preuve !

Toma

Ce texte renvoie à L’Arbitraire, écrit par Toma il y a cinq ans : On n’en a que très peu reparlé, « n’en faisons pas un fromage » nous disions-nous, « ça aurait pu être bien pire » nous rassurions-nous. Et c’est vrai que ça aurait pu être bien pire. 

*Le témoignage auquel Toma fait référence : Le jour où les couleurs ont changé
Son adaptation en langue des signes : http://assopolyvalence.org/video-le-jour-ou-les-couleurs-ont-change/

 

Illustration par Aude Soret