Le féminisme actuel (même dégradé par les stéréotypes et/ou d’anciennes représentations, peut-être devrait-on changer pour un autre « isme » ?) a pour principale vocation de dénoncer « la culture du viol », dont les hommes pâtissent, aussi sûrement que les femmes. Qu’est-ce que « la culture du viol » ?
C’est une justice à deux vitesses, une justice garante d’impunité et de divisions propres au système patriarcal.
Car il s’agit d’un problème de santé publique qui demeure extrêmement tabou et il faut bien chercher à savoir ce qui est à l’origine de ce type de comportements et pourquoi la justice est aussi peu prompte à sévir.
La parole de la femme, ou de l’enfant, est presque systématiquement mise en doute : on soupçonne de vouloir briser une vie, ce qui n’arrive jamais quand on dénonce un voleur, ou un dealer… Quant à la parole de l’homme violé, existe-t-elle ? Oui, au sein de groupes féministes, beaucoup d’hommes essaient de libérer leur parole et c’est le seul espace où ils ne seront pas moqués, déconsidérés.
Le féminisme n’a donc rien d’exclusif et ne divise pas autant qu’on veut bien l’avancer. Si je suis féministe aujourd’hui, c’est parce que je crois que notre génération a un rôle à jouer pour briser cette loi du silence. Il ne s’agit pas de jouer à l’homme de pouvoir, ou de gommer de quelconques différences, il s’agit de survie, dans tout ce que ça a de plus cru ; il faut se renseigner sur les pathologies dont souffrent les victimes, elles sont légion, et pour la plupart, curieusement similaires d’une personne à l’autre.
Quand une enfant est violée, de façon répétée, par plusieurs membres de sa famille (parce que ce n’est pas aussi rare qu’on veut le croire), ou qu’une très jeune fille vit, tétanisée, stupéfaite, déconnectée, plusieurs viols en réunion (parce qu’on s’est fait passer le mot) avant d’avoir les moyens de réagir, on ne peut pas dire qu’elles aient créé leurs chaînes : on leur a imposé ces chaînes, s’assurant qu’elles seront inscrites en elles pour plusieurs générations. À elles de s’en libérer, avec tout le travail de guérison qui sera nécessaire.
Parler de « culture du viol », c’est dénoncer une forme de sexisme banalisé, une forme de violence communément admise, globalement tolérée (« Elle n’a pas dit non », « Elle a contribué à ce qui lui arrive », « Les femmes ne savent pas ce qu’elles veulent ou ne l’assument pas », etc.). Et si nous voulons abaisser le seuil de tolérance, c’est parce que certaines personnes vivent dans une grande souffrance chaque évocation de leurs blessures et peuvent mesurer combien les non-dits sont lourds de conséquences.
La société a évolué quant aux châtiments corporels qui étaient, il y a peu encore, une méthode d’éducation communément admise. On a aboli la peine de mort. La société évolue et ceux qui, hier, croyaient pouvoir agir en toute impunité, sont parfois rattrapés par ces évolutions. Et ce prétexte récurrent qui voudrait que la femme veuille être l’égale de l’homme, les femmes qui l’utilisent, en général, font le jeu des hommes et participent elles-mêmes à asseoir le système patriarcal, on le sait depuis longtemps.
Je voulais donc parler de cet autre féminisme (car les « ismes » sont toujours à prendre avec des pincettes) émergeant et que défendent pas mal d’intellectuel-le-s qu’on voudrait gommer en mettant sous les projecteurs les moins pertinent-e-s.
Je comprends tout à fait la position qui consiste à se responsabiliser et à apprendre à ne céder sur aucun terrain, tout en douceur. C’est une forme de souplesse éminemment féminine. Mais pour en être capable, il faut avoir vaincu les affres de sa part d’ombre et chacun fait son chemin, à son rythme, en fonction de la taille de ses blessures.
L’idée est de trouver la racine, et de la guérir, au lieu de s’intéresser aux symptômes ou de faire d’amers constats sur leurs effets secondaires. Quand on prend connaissance des conséquences, à court et long terme, en matière de santé publique, on comprend pourquoi ces troubles se perpétuent, comment ils se transmettent, etc., (cf. memoiretraumatique.org).
Donc, oui : le viol commence avant le viol, par une forme de conditionnement dont il faut une certaine (ré)éducation pour se défaire. Je me répète mais, quand on viole un enfant, on inscrit en lui l’idée que son consentement ne compte pas. C’est quelqu’un qui, par la suite, sera moins en mesure de dire non. Aucune force extérieure ne l’aura sécurisé et il vivra dans une sorte de « zone grise », déconnecté, shooté (morphine-like, kétamine-like, sécrétées par le cerveau), chaque rapport sexuel. Le prédateur, lui, reconnaît parfaitement ces fragilités et sait s’y engouffrer, tout malade qu’il est. C’est pourquoi les victimes de viol le sont très souvent à répétition, ou rejouent des histoires où il faut se débarrasser de toutes sortes d’emprises.
On ne peut imaginer à quel point certaines de ces victimes sont, dans l’ombre, totalement empêchées de vivre par leurs traumas. Dire, donc, que c’est le violeur qui est un pauvre malade, devant une personne qui souffre de toutes sortes de troubles liés à son agression peut, d’un certain point de vue, paraître déplacé.
Et pour qu’une femme transmette ces enseignements à son enfant, elle doit être elle-même sortie de la torpeur et des répétitions. Sinon, elle formera un couple pathologique avec un homme, lui aussi en souffrance, et entre les lignes, ils transmettront le style familial (non remis en question) et la violence de la lignée.
On me dit que ce sont des questions secondaires en comparaison de catastrophes d’une plus grande ampleur comme l’est la destruction de l’environnement, mais je pense que la façon dont on traite les femmes et la façon dont on traite la nature sont liées. Ces questions sont secondaires, sauf si on regarde les choses sous l’angle de l’exploitation des ressources et des ressources humaines en premier lieu. L’usine ou le trottoir… c’est toujours de la chair qu’on vend, dont on use, qu’on envoie au front.
« Or, s’opposer à la marchandisation du corps sans s’opposer au capitalisme lui-même ne fera jamais que contribuer au rayonnement de l’aura d’hypocrisie autour d’un discours qui voudrait libérer le corps de la femme du joug de l’exploitation sexuelle sans libérer le corps des individus du joug de l’exploitation du marché. » (Marie-Christine Lemieux-Couture.)
Féminisme, anarchisme… ce sont de grands mots alors que les combats sont invisibles, personnels et quotidiens. Des convictions, entre soi et soi, qui éclairent un chemin.
Sans des intellectuels pour le porter, le mouvement n’existe pas et les gens n’ont aucune chance de s’éduquer, de se sensibiliser à ce sujet. Ces intellectuelles ne parlent que parce qu’elles ont acquis la force de le faire ; ça n’est pas à la portée de tou-te-s mais c’est salvateur pour ceux et celles qui n’en ont pas les moyens. Et si je ne suis pas pour les actions démonstratives, type FEMEN, je crois néanmoins en des valeurs émergentes comme celle de ce questionnement sur notre éducation genrée. Les FEMEN produisent de l’image, celle sur laquelle se concentrent les médias pour éviter une parole pleine de
contenu.
Ce n’est pas évident pour tout le monde de s’extraire d’une pensée duelle, et clivée (ce que je montre vs ce que je cache). On reproduit ce qu’on a appris : les gens qui frappent leurs enfants ont souvent été frappés et n’ont parfois pas la ressource ou l’imagination suffisante pour inventer d’autres modèles ; trop blessés, ils ont besoin de ces tuteurs de résilience extérieurs dont parle Boris Cyrulnik. En réalité, beaucoup d’agresseurs ont été agressés, ou ont grandi dans des contextes où les agressions ont été étouffées, ce qui est, en soi, la pire agression.
Pour un garçon, dire qu’on a subi des violences sexuelles, c’est témoigner de sa faiblesse et s’exposer à nouveau à toutes sortes d’agressions.
L’agresseur qui, lorsqu’il commet le viol, est également victime de son éducation, des tabous, du contexte, de son besoin de se montrer viril et sans faille, du système de domination masculine qui lui interdit de parler de sa propre agression, de peur d’être considéré comme un sous-homme, un faible, un lâche, une femme… cet homme-là a des choses à prouver et tombe facilement dans des pulsions ultradominatrices. Les femmes ont généralement moins de problèmes en la matière, moins de pression et de choses à prouver, il me semble.
Si beaucoup de gens ne parlent pas, c’est aussi parce qu’on a longtemps considéré que l’agression sexuelle engendrait des traumatismes irréversibles et que la personne était « foutue », d’un point de vue psychologique, qu’elle n’avait que peu de chances de « s’en sortir ». C’est pour cela qu’aujourd’hui, la notion de résilience arrive à point.
Mais cette pensée est encore ancrée et, dans l’imaginaire commun, il ne fait pas bon être une victime. On ne sera plus perçu et traité de la même façon et donc, on ne recevra pas la même chose que les autres.
« Raconter son histoire, c’est sauver Narcisse » (Boris Cyrulnik), mais ça demande une certaine dimension artistique pour devenir un conte, une parabole ou une fiction, que tout un chacun puisse s’approprier.
Oui, les gens ne veulent pas regarder ce qu’il y a de plus noir et ça demande beaucoup de talent de les toucher au travers d’un discours socialement acceptable, c’est-à-dire qui ne va pas heurter l’autre et nous transformer à notre tour en bourreau. Et il faut attendre d’avoir construit une personnalité assez forte pour le faire ; ça n’est pas donné à tous. C’est donc à notre tour d’œuvrer pour banaliser cette parole et que plus personne n’ait à se poser la question d’une éventuelle dénonciation : les associations féministes sont quasiment, aujourd’hui, les seuls espaces sécures pour le faire et presque personne n’arrive à franchir les étapes qui mènent au tribunal sans le soutien et la détermination de celles-ci.
De Lestang