J’ai toujours voulu être forte, indestructible, violente, puissante. J’ai toujours eu honte de pleurer. Quand, petite fille, je me battais avec des garçons beaucoup plus costauds que moi, je ravalais mes larmes lorsqu’ils prenaient le dessus et me rouaient de coups. Pas question de pleurnicher. Pas devant eux. Ni devant personne.
Tout juste adolescente, j’ai senti, obscurément, que j’étais différente. Le sexe m’intéressait beaucoup. A la bibliothèque, j’empruntais en cachette des livres que je croyais pornographiques, mais dont l’érotisme tiède me ferait probablement beaucoup rire aujourd’hui. Je me masturbais en imaginant être un homme baisant une femme, et vice-versa. Là où je vivais, dans un petit village du sud de la France, que j’avais rebaptisé Saint-Trou-la-Forêt, il était impossible d’être autre chose qu’hétérosexuelle. Autour de moi, que des gamins et des gamines borné-e-s, farci-e-s de clichés, profondément misogynes et sexistes. Et moi, les hormones en ébullition, je ne pensais qu’au sexe, quotidiennement, de plus en plus longuement. Je n’étais pas intéressée par les mecs et encore moins par l’amour. Je rejetais tous les garçons qui voulaient « sortir avec moi » parce que je trouvais le concept même de « sortir avec quelqu’un » parfaitement niais et insipide. Ce qu’il me fallait c’était du sexe. Seulement, en tant que fille, je ne pouvais pas verbaliser mon désir. C’était tabou. « Seules les putes aiment le cul », disaient-ils. Et la frontière était mince entre le grade de fille « bien » et celui de « pute ». Il suffisait qu’un mec se vante de vous avoir doigté la chatte et votre réputation était faite.
Un jour, j’ai rencontré S. J’avais 15 ans, il en avait 19. Tout de suite, j’ai senti que nous pourrions nous entendre. Il était intensément physique, gourmand, sensuel. Je n’ai pas beaucoup parlé avec lui, je n’avais pas envie de le connaître. Sa personnalité m’importait peu. Sans mettre un mot sur notre relation, je le considérais comme mon plan cul. En public, je le traitais comme un pote et je ne l’embrassais jamais. Tout ce que je voulais c’était son corps, sa bouche, sa langue, sa peau, sa bite. C’est avec lui que j’ai joui pour la première fois.
Cependant, les règles étaient strictes, et c’était moi, uniquement moi, qui les déterminais. J’avais été claire : je n’autorisais aucune pénétration de ma chatte, ni avec les doigts, ni avec son sexe à lui. Tout le reste m’excitait, mais cette pratique en particulier ne m’intéressait pas, ou en tous cas pas avec lui. Nous avons baisé pendant quelques semaines ensemble, dans des halls d’immeuble, sur des bancs publics, dans des ruines abandonnées. Et puis, ça ne lui a plus suffit. Vexé que je ne le considère « que » comme un plan cul, il a ouvert sa bouche. Il s’est vanté devant les autres, avec cette débectante et virile satisfaction. Les gens, les autres jeunes du village, ont commencé à répandre des ragots, à m’insulter dans la rue. Alors, j’ai arrêté de le voir.
Quelques mois plus tard, l’été est là. J’ai une sorte de « relation », non définie, avec un joli garçon à la peau lisse et douce comme une olive, B. Je passe le brevet. Enfin, je vais quitter ce collège dont je vomis les murs, la petitesse, la mesquinerie. Avec mes « copines », nous décidons de nous bourrer la gueule lors de la kermesse qui clôt l’année scolaire. Aucune d’entre nous n’a jamais pris de véritable cuite et nous voulons expérimenter cet état comme pour marquer un passage vers autre chose, la fin d’une sale période. Alors, les sacs à dos gonflés de bières et de bouteilles de whisky, nous commençons très tôt la beuverie, cachées sur un parking au-dessus du collège.
Nous déconnons avec des mecs un peu plus âgés. C’est marrant. Ils nous proposent de continuer la soirée dans un bar très proche, situé au bord de la rivière, où il y a un concert. Je suis déjà bien bourrée. Une fois là-bas, nous restons à l’extérieur et continuons à boire, partageant nos munitions avec le groupe de mecs. Tout à coup, S. est là. Il emballe une de mes copines et ça m’excite, je me joins à eux. Ça ne plait pas beaucoup à ma pote, qui, dans mon souvenir, semble réticente à se lancer dans un tel plan. Au final, S. et moi nous retrouvons tous les deux. Et puis j’ai un trou noir. Je me réveille ailleurs, acculée contre un carrelage glacial. Il fait très sombre et l’odeur d’urine me prend à la gorge. En reprenant mes esprits, je sens quelque chose de douloureux en moi, et je me rends compte que S. est en train de franchir mes limites. Je crie « non », je le repousse, mais il s’acharne, comme devenu sourd. Comme je lutte, il me pousse à me mettre à genoux et veut me forcer à le sucer. J’ai envie de vomir, je me débats mais mes gestes sont affaiblis par l’alcool, je crie toujours « non », « non », « non », comme une litanie. J’ai peur, j’ai envie de pleurer. Et, brusquement, il part, me laissant abasourdie, couchée sur le sol crade des chiottes publiques dans lesquelles il m’a entraînée.
Dehors, j’entends des conversations. Je sors en titubant, hagarde. Quelques mecs de la soirée sont là, ils me regardent en riant. « Alors tu t’es faite tringler ? T’es plus vierge ? », me crient-ils. « Non, non, il ne s’est rien passé, je suis vierge, je suis vierge ». Je balbutie ces mots ridicules, insensés, comme pour déjouer la réalité glauque, et la douleur sourde qui me tord le cœur.
Lulu
Illustration par La décadanse