Alors que je me promenais, laissant traîner au hasard mes doigts dans les herbes hautes qui piquaient mes pores, je tentais de me rappeler ce que je faisais là, à être en vie. Attentive, je pénétrais tout l’environnement d’un regard éprouvé par les années, absente pourtant, et j’envoyais mon esprit résider dans les étoiles, le protégeant d’assauts qui n’arriveraient peut-être jamais.
Rhétorique vaine auto-persuasive.
Ce « je » n’y est pour rien.
Mon esprit s’est réfugié là-haut, seul.
Il ne voulait pas mourir sous la charge de leurs membres.
Leurs membres d’une indiscrète violence.
De là-haut il scrute le monde sans relâche.
Fait que mon corps continue de crouler sous l’anxiété.
Prise dans cette paisible angoisse qui caractérise mon quotidien, je n’entendis d’abord pas le camion. Le bruit infâme transperça le tunnel, se cognant contre les parois, rugissant de plus belle à chaque coup. Mon corps fut pour lui une juste continuation, qu’il cribla de décibels, déchirant sur le chemin chacun de mes organes. La destruction, travail qu’il accomplissait néanmoins avec plaisir, n’était pas son but final.
« Faites place, elles arrivent. »
Des ruines de mon intérieur se dressèrent de terribles images. Elles se déployèrent sans relâche, repoussant au néant les limites de l’intimité, et se délectaient au passage de m’avoir ainsi envahie. Mon corps était leur nouveau véhicule, le temps de tout ravager. Quelques minutes plus tard, quand elles eurent fini leur ouvrage, elles se séparèrent de moi, brouillant mes limites corporelles, me laissant complètement vulnérable au monde, achevant de couper le frêle lien qui me maintenait là.
Combien encore de voitures, de camions, de coups de klaxon.
Combien encore de ballons qui éclatent, de feux d’artifices inattendus.
Combien encore de portes qui s’ouvrent et se ferment avec brutalité.
Combien encore d’objets qui tombent, de gens qui parlent trop fort.
Combien encore de bruits.
Combien encore de malaises.
Aujourd’hui encore, je verrai leurs membres s’enfoncer en moi.
La Grande Énervée

Photographie: un bocal à demi rempli d’eau dans lequel sont plongées des tiges de fleurs. L’arrière plan de l’image est sombre et le bocal éclairé. Les tiges apparaissent en contre jour.
Illustration par Émilie Pinsan