J’étais tellement petite que mes souvenirs sont flous. Je mélange quelques dates, j’oublie quelques visages, j’efface quelques noms. Ça fait si longtemps, j’étais si jeune. Mais il y a des choses dont je me souviens comme si c’était hier.

Je me souviens de la sensation de tes lèvres que je ne voulais pas contre les miennes, de ta langue qui se forçait un chemin dans ma bouche. Je ne savais pas bien, ni ce qui se passait, ni comment t’en empêcher.

Je me souviens de cette petite maison en bois, de ce jeu d’enfants où tu m’emmenais pendant les récréations. Là, tu baissais mon pantalon, ma culotte, tu glissais du sable entre mes fesses. Tu m’explorais, tu m’humiliais, tu jouais de moi.

Je me souviens de cette institutrice que j’étais allée voir.

J’étais tellement petite, tellement timide ; le monde adulte me semblait tellement grand, tellement effrayant. Mais je n’en pouvais plus et je m’étais fait violence pour aller trouver cette adulte et chercher sa protection. Et de toutes mes forces, et de tout mon courage, j’avais péniblement réussi à m’extraire quelques mots pour dire, à voix basse, que ce grand-là, « il m’embêtait ».

Je me souviens de sa réponse : « Si tu ne te laissais pas faire, aussi ! »

Je me souviens de la honte et de la culpabilité qui m’ont enveloppée dans une tombe de silence. Bien sûr. Bien sûr. C’était toi qui me tourmentais, mais c’était de ma faute. Je n’arrivais pas à t’en empêcher.

Je me souviens de ces matinées passées à crier, à pleurer, à trépigner pour convaincre mes parents de ne pas m’emmener à l’école. Je mentais. Je disais que j’étais fatiguée, que j’avais mal au ventre, qu’un grand de l’école me frappait ; la vérité était au-dessus de mes forces. Parfois, mes parents cédaient et j’avais un jour de répit. Mais je savais que le lendemain, tout recommencerait. Et le jour suivant. Et tous les jours d’après, jusqu’à ton départ pour « la grande école ».

J’étais tellement petite que mes souvenirs sont flous, mais ce jour où le monde adulte m’a refusé sa protection est resté gravé dans ma mémoire. Je devais avoir quatre ou cinq ans. Tu devais avoir deux ans de plus. Tu étais l’agresseur. Et c’est toi qu’on a protégé.

 

Marie

 

il-membetait

 

Illustration par Angharad