« Je ne me suis pas défendu-e… »

« J’étais à l’extérieur de mon corps, je ne pouvais rien contrôler, je voyais la scène de l’extérieur. » 

« Pourtant j’aurais cru que si ça m’arrivait, j’aurais crié, je me serais débattu-e… mais non, je n’ai rien fait, j’ai laissé faire… »

« Pourquoi ai-je laissé faire ça avec moi, avec mon corps ? Comment est-ce possible ? »

« Pourquoi me suis-je laissé-e faire ? »

I. DE QUOI PARLE-T-ON ? 

            En psychiatrie, pour définir cet état apathique dans lequel une victime de violence tombe au moment où cette violence est commise, on parle de « sidération psychique ». Cet état de sidération psychique et les mécanismes qui y sont liés sont très mal connus du grand public. Ces mécanismes sont pourtant parfaitement connus et décrits depuis plus de trente ans par la psychiatrie.

  1. En théorie

            Cet état de sidération psychique est un mécanisme psychologique et neurobiologique de sauvegarde. Ce mécanisme se met en place lors d’un traumatisme. C’est ce qu’on appelle un « mécanisme psychotraumatique ». Les traumatismes qui peuvent d’être à l’origine de ces mécanismes psychotraumatiques sont :

  • les traumatismes qui menacent l’intégrité physique d’une personne, ou
  • les traumatismes qui menacent l’intégrité psychique d’une personne.
  • On parle d’intégrité physique lorsqu’une personne est confrontée à sa mort ou à la mort d’une autre personne.
  • On parle d’intégrité psychique lorsqu’une personne est confrontée à une situation qui est terrorisante par son anormalité ou son caractère dégradant, inhumain, humiliant, injuste, incompréhensible.

Dans les deux cas, c’est l’horreur de la situation vécue/ressentie par la personne qui est à l’origine d’un état de stress. Cet état de stress peut, dans certains cas, présenter un risque vital (mettre la vie en danger).

La première fonction de notre corps est de nous faire survivre. C’est justement parce que la première fonction de notre corps est de nous faire survivre, même face à un tel traumatisme, que le cerveau humain met en place ces mécanismes psychotraumatiques. En fait, on peut comparer notre corps à une sorte de circuit électrique. On peut comparer le stress extrême vécu/ressenti par la personne lors de l’agression à une sorte de survoltage. On appelle ce survoltage (ce stress) une « réponse émotionnelle trop forte». Comme cette réponse est trop forte, elle n’est pas contrôlée et peut être dangereuse : ce survoltage risque de faire disjoncter le circuit.

Les mécanismes psychotraumatiques agissent donc comme une sorte de « court-circuit » pour protéger les organes vitaux comme le cœur (risque cardiovasculaire) ou le cerveau (risque neurologique). Ces mécanismes psychotraumatiques permettent donc d’échapper à un risque vital cardiovasculaire ou neurologique dûs à une réponse émotionnelle trop forte et donc non contrôlée (une crise cardiaque, par exemple). Les mécanismes psychotraumatiques se mettent donc en place quand la situation stressante ne va pas pouvoir être gérée correctement par le cerveau.

En psychiatrie, on parle d’une « effraction psychique » responsable d’une sidération psychique. Techniquement, les mécanismes psychotraumatiques sont une disjonction « volontaire » (déclenchée par le cortex, une partie de notre cerveau) du circuit émotionnel.

Cette disjonction est une réponse à très court-terme et à effet immédiat et, comme un court-circuit, permet une dissociation de nos émotions et de notre corps ainsi qu’une anesthésie psychique et physique.

  1. En pratique

            La disjonction du circuit émotionnel pour échapper au risque vital créé par le survoltage émotionnel est un mécanisme propre et spécifique à chacun-e.

Dans notre quotidien, de manière normale, chacun-e est en permanence en interaction avec son environnement. En psychiatrie, on dit que chacun-e « mène un discours intérieur entre son psychique et son environnement ». Ce discours analyse en permanence ce qu’on est en train de vivre. Ces analyses sont basées sur des « représentations mentales » c’est-à-dire des images que notre cerveau a enregistrées. Ce sont des références pour que notre cerveau puisse mesurer ce qui nous arrive. Ces images (représentations mentales) changent pour chaque personne. Ce discours intérieur est indispensable et automatique.

Lorsque notre discours intérieur est interrompu, notre vie psychique s’arrête, nous ne comprenons plus ce qui nous arrive, nous n’avons plus d’accès à la parole et à la pensée, c’est le vide… C’est une effraction psychique. Dans le cas spécifique d’une agression, c’est le « non-sens » de la violence subie, son caractère impensable qui est responsable de cette effraction psychique. Ce non-sens envahit alors totalement l’espace psychique, bloque toutes les représentations mentales et la vie psychique s’arrête. Le cerveau ne sait plus à quoi il doit comparer ce qu’il perçoit, il ne comprend plus rien, c’est la panique. Il ne reste plus qu’un état de stress extrême qui ne peut pas être contrôlé, calmé, ou modulé par des représentations mentales qui sont en panne. Le cerveau déclenche alors un court-circuit pour protéger, à court terme, notre corps : c’est les mécanismes psychotraumatiques.

En fait, les mécanismes psychotraumatiques ne se déclenchent que si les représentations mentales de la personne agressée face à la violence qu’elle subit ne peuvent plus expliquer cette violence : le cerveau ne peut donc plus moduler ou éteindre la réponse émotionnelle et il ne peut plus empêcher un survoltage émotionnel. Comme chaque personne a ses propres représentations mentales de la violence, chacun-e supporte un degré de violence plus ou moins élevé avant que les mécanismes psychotraumatiques sont déclenchés.

Ces mécanismes psychotraumatiques permettent donc une apathie (anesthésie) et/ou une dissociation, (une déconnexion émotionnelle). C’est une sorte de « paralysie du cerveau ». Ceci permet de devenir « spectateur/trice » de la violence subie et de s’en détacher.

Ces mécanismes psychotraumatiques sont des mécanis
mes d’urgence et ils présentent 2 grands inconvénients :

  • l’apathie empêche la victime de se défendre de façon rationnelle (logique),
  • la dissociation a des conséquences terribles : quand on est dissocié-e, on est anesthésié-e émotionnellement. Cet état empêche les autres personnes d’avoir des réactions d’empathie normales. Car lorsque l’on n’exprime pas d’émotions sur notre visage, les autres ne les ressentent pas. C’est ce qui explique qu’une femme battue peut être battue sans que personne ne s’en doute ou qu’un-e meilleur-e ami-e puisse devenir un-e violeur/se sans comprendre ce qu’il/elle fait subir à sa victime.

II. SUIS-JE NORMAL-E ?

            Si la stratégie du « court-circuit » est efficace au court terme (en effet, la victime en état de sidération psychique ne ressent plus rien et est donc « protégée »), cette disjonction entraîne une mémoire traumatique qui peut avoir des conséquences graves lors du « retour à la réalité » de la victime.

L’une des conséquences les plus fréquentes des violences est un état de souffrance permanent. Si ces conséquences ne sont pas prises en charge elles risquent de transformer la vie de la victime en « un enfer », en « un état de guerre permanente », « sans espoir de s’en sortir ».

Les troubles psychotraumatiques qui suivent la mise en place des mécanismes psychotraumatiques peuvent être à l’origine :

  • d’une dissociation: mécanisme qui crée une anesthésie émotionnelle accompagnée de troubles de la conscience (sentiment d’irréalité, d’être spectateur de la scène violente, de dépersonnalisation, absence) ‏,
  • d’une mémoire traumatique: véritable bombe à retardement, avec des souvenirs intrusifs (non voulus, non contrôlés) qui font revivre sans fin les violences avec la même souffrance et la même détresse,
  • d’une hypervigilance: des conduites de contrôle et d’évitements et de conduites à risques, qui sont des stratégies efficaces mais très handicapantes pour échapper à la mémoire traumatique.

Ces troubles psychotraumatiques sont aussi à l’origine de troubles cognitifs (apprentissage), de troubles du comportement, de l’alimentation, du sommeil et de la personnalité.

Ce sont des conséquences normales et spécifiques de violences traumatiques. Ils entraînent une souffrance psychique très importante.

Ce sont des conséquences normales de situations anormales.

 Il faut bien garder à l’esprit que l’état de stress post-traumatique est dû à une « paralysie du cerveau » et qu’il peut se maintenir très longtemps.

  1. Préjugés et fausses croyances

            C’est le phénomène de dissociation qui peut donner l’impression à la famille, à l’entourage et aux médecins ou policiers peu expérimenté-e-s que l’agression subie était/est anodine, voire peu probable, puisque la victime semble si bien la supporter.

Mais c’est précisément parce que l’agression est insoutenable que la dissociation se produit.

De plus, certaines victimes prennent des produits qui accentuent la dissociation, tels l’alcool ou la drogue pour diminuer leur angoisse et d’autres s’efforcent paradoxalement d’augmenter leur stress quotidien en se remettant par exemple dans des situations à risque pour «disjoncter» à nouveau (automutilation, conduite dangereuse par exemple).

Lors d’un braquage par exemple, on recommande généralement aux victimes de ne surtout rien tenter, de se soumettre et d’obéir en raison des risques encourus. Se laisser faire pour rester en vie. Parallèlement, les préjugés et les stéréotypes ont la vie dure : en effet… le/la victime ne s’est-il/elle pas « un peu » laissé-e faire pour rester en vie ou ne pas être blessée « sérieusement » ? Ce serait logique, après tout… Alors, pour laver une victime de viol de tout soupçon et de complicité, faudrait-il donc qu’elle soit grièvement blessée ou morte ?

Les préjugés sont solides face à la méconnaissance et à l’incompréhension.

Par ailleurs, il ne faut pas forcément attaquer quelqu’un avec un pistolet dans une ruelle déserte pour provoquer un état de sidération psychique. Certes, une personne terrorisée par une agression soudaine et brutale, réduite à l’impuissance par des menaces de mort ou des violences physiques entre en sidération psychique. Mais une personne peut aussi être paralysée par le non-sens, le caractère incompréhensible, impensable de l’agression et de sa mise en scène. Cette situation est alors impossible à intégrer. Ceci est particulièrement vrai :

– dans les situations de viols incestueux et de viols commis par des personnes dans le cadre de leurs fonctions de responsabilité et d’autorité (comme des professeur-e-s, des entraîneur/se-s, des éducateur/trice-s, des responsables religieux, des soignant-e-s, etc.) pour les enfants et les adolescents (qui sont plus de la moitié des 150.000 des victimes de viol par an en France).

– dans les situations de viols dans le cadre de relations de confiance, de responsabilité, où la sécurité devrait normalement être assurée (ami-e-s, conjoint-e, médecins, kinés, collègues de travail, employeurs, policiers, etc.).

 Il faut sans cesse rappeler (et se rappeler) que les violences subies (dont le viol fait partie) n’ont aucun sens par rapport au contexte, aucun sens par rapport à la victime, par rapport à son histoire, à ce qu’elle a fait ou pas, à ce qu’elle a dit ou pas.

Cette violence impensable ne concerne pas la victime : elle vient de l’agresseur !

  1. Culture du viol et « victime blaming »

En plus de toutes les méconnaissances liées au phénomène de la sidération psychique, le fait de ne pas reconnaître une victime de violence sexuelle est souvent lié à un déni de la réalité des viols et aux stéréotypes sexistes : toute victime de viol est complice de son viol et la culpabilité de l’agression est rejetée sur la victime. C’est la culture du viol dans laquelle évoluent nos sociétés.

En effet, au lieu de réfléchir à ce qui se passe dans la tête du violeur, les gens se concentrent sur la victime et sur les raisons qui l’auraient poussée :

  • à être violé-e,
  • à se laisser faire.

Par ailleurs, l’agresseur rejette souvent lui/elle-mêm
e la culpabilité sur la victime : l’agresseur met dans la tête de la victime qu’elle l’a bien cherché, que c’est de sa faute, qu’elle l’a mérité, qu’il/elle l’a provoqué, que la victime ne vaut rien, qu’elle a aimé ça… particulièrement quand il s’agit d’un-e proche.

 Il arrive aussi que l’état de sidération psychique dans lequel se retrouve la victime puisse faire jouer un rôle à la victime, lui imposer des comportements étranges, qu’elle ne comprend pas et ne peut pas expliquer. Ces comportements étranges deviennent des sources de culpabilisation et de honte pour la victime, et des éléments qui peuvent lui être ensuite reprochés.

 Le fait de n’avoir pas pu réagir, le sentiment d’irréalité, les troubles de la mémoire aggravent les doutes qui submergent la victime et l’empêchent de dénoncer le crime, de revendiquer ses droits (c’est grave, il/elle n’avait pas le droit de me faire ça) et surtout, de se reconnaître comme victime.

III. QUE FAIRE ?

  • Il ne faut jamais se fier à un apparent « manque d’émotion » lorsqu’une personne raconte une agression subie.
  • Il ne faut pas chercher la responsabilité de l’agression auprès de la victime mais auprès de l’agresseur seul-e.
  • Il est indispensable de rassurer une victime, de lui redonner une dignité en lui expliquant les mécanismes psychotraumatiques et en lui expliquant que ce sont des réactions normales aux situations anormales que sont les violences.
  • Notes “Que faire ?” pour Polyvalence.

Léo

Sources :

1. Témoignage “Sidération” (Polyvalence).

2. Témoignage “J’ai été violée à 55 ans, et je n’ai pas crié” (Slate).

3. Présentation du “Trouble de Stress Post-Traumatique” (Polyvalence / Philomèle).

4. “Les violences sexuelles en France : quand la parole se libère.”

5. Mémoire traumatique et victimologie.

6. Vidéo explicative sur la sidération

7. “Une victime de viol qui ne se débat pas, ça ne veut pas dire qu’elle consent” (le Nouvel Obs).

8. “Comment le cerveau répond à la violence” (Le Figaro).