J’ai 12 ans, je suis en 4e, c’est la préadolescence, on s’envoie des petits mots en cours et on échange des « cahiers d’amitiés » entre copines. On y parle des cours, de nos familles respectives, des amitiés foireuses et ambiguës, et des garçons qui nous plaisent… C’est l’époque des premières « boums », des pyjamas parties, j’habite en banlieue parisienne mais je suis scolarisée dans le 16e, dans une école de nouveaux riches.

 Les boums, chez eux, c’est des appartements à n’en plus finir, des couloirs qui desservent des espaces sans fin, des terrasses du dernier étage avec vue sur tout Paris (enfin sur ses quartiers chics). Chez moi, c’est pas la cité, c’est en face. C’est une résidence de 5 étages, confortable somme toute mais loin de leurs immeubles haussmanniens. Je tente le coup quand même. J’invite une vingtaine de personnes. Je me rends compte que « loin » n’est pas un bas mot. Seul-e-s quelques-un-e-s font l’effort du voyage.

 Puis tou-te-s rentrent chez elle-eux, tou-te-s sauf deux garçons de ma classe, des tennismen. J’oubliais de préciser que nous sommes en classes aménagées (musique-danse-sport). L’un est fin, petit, un vague semblant de quelque chose me plaît chez lui. Sûrement sa popularité au sein de mes amies et son petit côté provocateur. L’autre est gras, repoussant, sans intérêt. Ils sont très proches, d’ailleurs ils copient leurs apparences : cheveux gominés, même style vestimentaire « trendy-sportif », ils arborent les marques sponsors de leurs clubs respectifs. Personne ne viendra les chercher, ils restent dormir.

 Je les installe dans le salon, ouvre le canapé que je leur propose et déplie la chauffeuse, pour moi. Ma mère est absente, mais mon frère dort dans sa chambre, à deux pas. Ils me proposent de jouer un jeu à boire, de la manzana a été amenée par un autre invité, et abandonnée là, délaissée au profit des bonbecs et boissons non alcoolisées. Nous buvons, sans réellement d’ambiance festive, nous buvons parce que « ça le fait »… Au fur et à mesure que l’alcool commence à me faire de l’effet, je m’installe sous ma couette, parée à dormir. Eux n’en ont aucune envie.

 Ils entament une nouvelle discussion. Ils veulent que je les suce. Je me sens un peu désemparée. Où mène le jeu ? Quel type d’attitude dois-je arborer pour que « ça le fasse » ? Je n’en ai aucun désir. J’ai peur. Je me réfugie derrière la plaisanterie, la vanne, tourne la situation au ridicule… Ils sont et resteront sérieux. Je suis de plus en plus perdue. Fille de lesbienne féministe, je me souviens de la « théorie du non ». Je commence alors à faire sonner les « non », sur toutes les gammes, je fais mes arpèges. Mais rien ne semble mettre fin à ce mélange de honte, d’humiliation et de peur que je ressens déjà. De leur côté, l’armada argumentaire est de sortie. Tout passe en revue : « ça peut être drôle, c’est une expérience, allez, s’il te plaît, allez… allez… allez… »

Mon frère dort dans la chambre d’à côté, dort-il vraiment ? J’ai envie de l’appeler, de lui crier « au secours », mais je ne peux pas, j’ai honte. Qu’est-ce que je suis en train de faire ? J’ai accepté de faire ça ? Je passe d’un sexe à l’autre avec autant de dégoût. Je veux que ça s’arrête. Je ne veux plus entendre leurs voix lancinantes me quémander. Je ne veux pas que mon frère les entende. J’espère qu’il n’a pas capté de bribes de cette discussion factice qui m’a amenée à mettre ces sexes dans ma bouche d’enfant. Le gras gominé se met à donner des coups de langue sur mon sexe. Ils m’ont demandé de me coucher sur le dos et d’écarter les cuisses. Je l’ai fait. Comme s’il était maintenant impossible de revenir en arrière, de reprendre mon « non ». Il est enrhumé, le bruit de ses reniflements au niveau de mon sexe à peine poilu me donne envie de vomir. Son ami est là, à côté de lui, et le conseille, le supporte, revient de temps en temps vers moi pour m’observer. Je ne dis plus rien. Mes souvenirs se floutent. Je ne me souviens plus ni de m’être endormie ni de ce qui a suivi.

 Ce qu’il m’en reste ? Le souvenir de ces sons, la pièce, obscure, et ces reniflements incessants ; la vision de cette porte aussi, celle qui menait vers le couloir, l’issue, que je fixais longuement. Et puis les conséquences que j’ai subies à l’école le lundi matin, lorsque je me suis aperçue que tout le monde était au courant. Quand une fille m’a craché au visage, dans les toilettes, pendant la récréation en me disant « oh la suceuse ! ». L’envie de vomir au visage de ces garçons est, encore aujourd’hui, toujours aussi forte.

 Et cette phrase de mon frère quelques années plus tard : « À une certaine époque, je me réveillais souvent en pleine nuit, et t’entendais crier dans ton sommeil : tu m’appelais à l’aide »…

GDC

 

jai12ans

Collage Baptiste Leclercq. 
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