Je n’ai jamais été violée. Je ne me suis jamais pensée comme violée, du moins.

 

Pas parce que j’ignore ce que c’est que le viol, je sais bien qu’il ne s’agit pas que du cas de l’inconnu dans un parking désert la nuit.

 

Je ne me suis jamais pensée comme violée parce que j’ai tellement connu d’amies meurtries et blessées par des violences sexuelles, des viols, des incestes, des compagnons violents, que je ne me suis jamais pensée être l’une d’elles, tout simplement parce que je n’ai jamais eu mal, physiquement.

 

J’ai passé mon temps, dans ma tête, à me dire que je n’avais pas été forcée, contrainte. Il ne m’avait pas forcée, et après ce jour où mon consentement n’a pas été entendu, je suis quand même restée presque cinq mois encore avec lui. Comme si je le voulais bien. Peut-être que je le voulais bien. Quelque part, je sais que je le voulais bien. Je me revois écrire dans mon journal intime de l’époque des fausses vérités, je me revois écrire comment je voulais me souvenir de ces mois-là de ma vie. Je me vois tout réécrire de ces journées, je me vois taire ces moments de torpeur et de doute. Je n’avais personne à qui en parler, j’étais « la première » de mes copines à coucher, elles étaient toutes fascinées par ce qui se passait dans cette chambre, elles me posaient des questions, je répondais que tout allait bien.

 

Je ne sais pas répondre autre chose.

Je ne me suis jamais pensée comme violée, je n’ai jamais été violée. Je me le répète souvent. Que j’ai été trop faible, que je n’ai pas compris. À l’époque, j’avais essayé d’en toucher un mot à un ami, mais très brièvement. C’était le soir même, dans ma chambre. Le garçon était dans un bar en train d’en parler avec ses copains, avec de la bière. J’étais dans ma chambre, à côté du lit où tout s’était passé, j’étais face à un vide abyssal qui me donnait le vertige depuis l’intérieur de moi-même. J’ai juste dit « Je ne suis pas sûre que j’avais envie ». Mon ami m’a répondu « Tu sais, c’est trop tard maintenant, c’est fait ».

C’était fait. C’était comme ça. Pas de retour en arrière possible. C’était fait.

Alors je me suis dit que c’était moi qui n’avais pas compris. Je n’avais pas compris ce qu’il s’était passé. Il s’est passé que j’ai dit « non », il n’a pas écouté, j’ai eu mal (très mal), j’ai hurlé, il a arrêté, j’ai saigné, je n’ai pas réussi à pleurer, je ne ressentais qu’effroi, je voulais qu’il s’éloigne le plus vite possible, mais je ne savais pas pourquoi. Je ne savais pas quoi dire. Pas de retour en arrière possible, je l’avais déjà compris, peut-être. Alors on a passé le reste de l’après-midi ensemble. Il n’avait pris qu’un seul préservatif, déjà je me disais : ça va aller, on ne peut plus rien faire, je suis protégée maintenant.

Trois jours plus tard, chez lui. Je ne le pense pas comme un viol non plus. Il m’a expliqué longuement qu’il ne fallait pas que je reste sur cette douleur, que je devais m’y remettre rapidement sinon j’aurais à nouveau mal la prochaine fois et toutes les suivantes. Il m’a expliqué qu’il avait demandé conseil à tous ses copains (nos copains), que c’était ça qu’ils avaient conclu : il fallait que rapidement on couche à nouveau ensemble, que mon plaisir viendrait avec l’habitude. Que j’étais peut-être frigide. Que j’étais peut-être aussi une de ces filles qui aiment dire non alors qu’elles pensent oui. J’ai dit d’accord. Je ne savais pas. J’en avais parlé uniquement à cet ami qui m’avait dit que c’était déjà fait, qu’on ne pouvait plus changer. Je ne savais pas.

Et on a continué comme ça. À chaque fois, je ne voulais pas trop, sauf que ça passait le temps, parfois il mettait la télé, il ne me calculait pas trop. Parfois il me faisait faire des choses « parce qu’il faut que tu testes aussi, tu sais », des choses qui ne me dégoûtaient pas mais ça ne me disait pas grand-chose non plus. Je faisais.

Je ne me suis jamais pensée comme violée parce que mille fois j’aurais pu partir. C’était pas un méchant garçon. Mille fois j’aurais pu partir et mille fois je suis restée. J’étais, face à lui, cette stupide gamine qui a besoin d’affection et d’attention, qui meurt de reconnaissance qu’on daigne s’intéresser à elle et qui n’a aucun amour-propre. Il faisait de moi ce qu’il voulait. C’était presque sécurisant pour moi : ça m’évitait de me demander ce que JE voulais.

Au bout de quelques mois d’anesthésie émotionnelle, la question est venue à moi sans que je le choisisse vraiment. Je ne suis pas partie pour moi, me préserver, m’éloigner de lui, non, je suis partie pour un autre garçon. Je ne savais pas être seule. Seule, c’était le vide, c’était la panique, c’était le creux. Mais avec les garçons qui ont suivi, je ne savais qu’une seule chose : je ne voulais pas coucher. C’était un âge où on peut encore ne pas coucher sans que ce soit trop bizarre. Je reportais.

Et puis il y a eu l’autre garçon. Encore une fois, ma faute. J’aurais dû me douter. C’était un ami du premier. Cela a été très pratique quand il s’est agi pour moi de numéroter les Grands Connards de ma vie, cet ordre, cette hiérarchie. L’un, puis l’autre. Piétinée.

J’étais cette fille qui faisait la vaisselle chez son mec pendant qu’il jouait à la console.

J’étais cette fille qui séchait les cours pour apporter des chocolatines à son mec qui ne se réveillait quand même pas, parce que je le dérangeais dans son sommeil.

J’étais cette fille qui disait Oui tout le temps.

J’étais cette fille qui avait des cauchemars quand il venait dessus, des flashbacks de moments qu’elle n’avait pas encore compris comme traumatisants.

J’étais cette fille qui ne répondait rien quand il lui disait « il m’avait bien prévenu que tu étais un mauvais coup. »

J’étais cette fille qui choisissait de se confier, de tout dire, de partager ce fardeau.

J’étais cette fille qui acceptait que son mec réponde : Moi je ne veux pas attendre. Si tu ne peux pas être prête tout de suite, je préfère qu’on arrête là.

J’étais cette fille qui a pris sa première cuite un mois plus tard, qui s’est retrouvée dans son lit.

J’étais cette fille qui aurait tout fait pour lui, même pas par amour, mais parce qu’elle avait besoin d’être appréciée. Même pas par amour. Je ne l’aimais même pas.

Je n’ai jamais été violée. Parce qu’à un moment j’ai arrêté de dire non. J’ai arrêté parce que personne n’écoutait. J’étais celle dont on pensait qu’elle disait non pour dire oui. Mais en même temps, dans la vie en dehors du lit, j’étais cette cruche qui n’osait pas avoir d’opinion propre. J’étais d’accord avec tout le monde, sauf sur des points de détail. J’étais dans l’incapacité de parler et de risquer que quelqu’un ne m’aime plus.

J’étais tellement conne.

Je n’ai pas été violée. Je me suis moi-même emprisonnée.

Maintenant, se réparer.

Ne pas culpabiliser quand le garçon d’aujourd’hui m’écoute. Ne pas culpabiliser quand il entend les « non » murmurés, à n’importe quel moment, quand il arrête tout. Ne pas culpabiliser, ne pas porter pour moi sa frustration. Ne pas imaginer de frustration de sa part. Ne pas culpabiliser quand je ne veux pas. Ne pas me sentir bizarre.

Me découvrir telle que je ne me suis jamais vue : m’écouter parler. M’écouter dire. M’écouter formuler ce que JE veux. M’autoriser à. Ne pas culpabiliser. Je me répète que je ne dois pas culpabiliser, mais comment ne pas culpabiliser quand je sais à quel point je suis en vrac, traumatisée de moments qui n’ont pas eu lieu, à ce point démolie de rien du tout.

Le poids de se regarder dans le miroir : je n’ai pas été violée, rien n’explique que je sois aussi sensible, aussi brisée.

Je ne me suis jamais pensée comme violée, je crois en fait que je ne me suis jamais pensée… tout court. Toujours vue depuis l’extérieur. C’était déjà pas joli. C’était une manière facile de ne pas chercher à exister. Comment j’ai fait pour exister malgré cela, c’est un mystère. Comment des gens ont fait pour m’aimer en dépit de moi-même, un mystère encore plus grand.

Personne n’explique comment faire pour se remettre de violences dont on prend conscience des années plus tard et qui n’en sont pas vraiment.

Personne n’explique comment se libérer des barreaux qu’on a soi-même conçus.

Personne n’explique comment se sauver de soi-même.

Maintenant, se réparer de tous ces souvenirs devenus si flous, si palimpsestes, que je ne suis même plus sûre de les avoirs vécus. Parfois, je me regarde de l’extérieur et je me vois telle que je suis : cette fille trop sensible qui collectionne les demi-traumatismes, celle qui fait sa drama queen, qui veut attirer l’attention sur elle. Le narcissisme d’aller mal et de le dire.

Qu’il est encombrant d’être, de se traîner, de se soigner, de continuer à continuer. Qu’il est fatigant de ne pas y arriver, malgré tous les efforts, malgré toute la volonté. Qu’il est loin, le fond que je ne touche jamais.

 

S.

 

jamais
Illustration par Myroie