J’avais 4 ans. Ma famille venait de déménager, j’étais l’aînée, le mercredi j’allais chez une nounou avec ma petite sœur mais elle, elle dormait pratiquement tout le temps. Et à la sortie de l’école, le fils de la nounou venait nous chercher.

Ils n’avaient pas une très bonne réputation dans le quartier. D’ailleurs, ils sont partis assez vite à la fin de cette année, on a dû trouver quelqu’un d’autre, ma mère a arrêté de travailler. Je me souviens d’une fois où la grande sœur était venue, avec nous, pour parler avec son amoureux, dans son magasin de fruits et légumes, et qu’elle en est ressortie avec un œuf écrasé sur la tête. Elle s’est rincé la tête chez nous. Et d’une autre fois, encore chez nous, où je l’observais fascinée se découper la langue, parce que la forme n’était « pas pratique ». Pas pratique pour quoi ?

Donc, tous les mercredis, nous allions chez eux. Je passais le temps allongée au fond du canapé, où ils voulaient que je dorme (avec la télé allumée juste à côté) et eux juste devant, j’ai un souvenir précis du mécanisme du canapé, je l’observais passionnément en essayant de ne pas avoir envie d’aller aux toilettes. Mais fatalement, à un moment, je devais y aller.

Là, je faisais mon affaire, et ensuite si j’avais de la chance j’arrivais à me rhabiller en vitesse et plonger dans leur dos, sur le canapé, pour recommencer à observer ces bâtons de fer qui partent dans tous les sens, qui grincent, qui me rassurent. J’étais protégée par une armée de dos, parce que je ne le voyais pas, le fils.

En général, avant de remonter mon short, au moment même où je commençais à descendre de la cuvette, il arrivait, il ouvrait la porte, il me plaquait sur le sol, et j’observais la gamelle du chien, juste à côté de ma tête, au pied de la cuvette. Et je ne pouvais partir que longtemps après, quand il avait fini, une éternité dans ma tête. Parfois, je devais aller aux toilettes plusieurs fois dans la journée.

Je détestais aller aux toilettes. Je détestais être allongée sur le dos, j’ai toujours peur de cette position aujourd’hui. Elle rend vulnérable.

Alors, j’en ai parlé à mes parents, j’avais 4 ans, je n’aimais pas trop aller chez la nounou, parce que le garçon « faisait des pompes sur moi ». Ils n’ont pas compris, ils n’ont rien fait, ça a continué.

Tous les jours de ma vie, j’y pense. Tous les jours de ma vie, je ne comprends pas pourquoi ils n’ont rien fait.

Il y a 1 an, ils sont partis, je suis restée en France, et tout a éclaté. J’avais toujours eu des problèmes de sommeil, là je ne dormais plus, j’ai commencé à faire une dépression, je n’ai pas compris, mes parents ne me manquaient pas, et ça ne pouvait pas être « ça », ça faisait tellement longtemps, c’était du passé. J’ai commencé à boire, ça m’endormait, à fumer des trucs pas top, ça me détendait, j’avais moins peur de dormir la nuit, à prendre des cachets, des médicaments pour la toux qui font dormir, je voulais m’assommer, pour pouvoir enfin dormir, me coucher avant 4h, puis avant 6h, puis me coucher tout court, avoir des nuits de sommeil.

J’avais déménagé entre temps ; mes parents veulent que je retourne dans la maison d’avant. J’ai été obligée de leur rappeler que tous les jours, deux fois par jours, si j’y retourne, je serais obligée de passer devant La maison, celle dont je ne veux plus me rappeler. Ils n’ont pas compris, ils ont insisté.

Il y a quelques jours, j’en ai parlé à mon père. Il a un vague souvenir de ma mère lui disant quelque chose comme ça, il y a longtemps, mais juste un caprice de gamine. Il s’est excusé, il n’avait pas compris, j’étais jeune, et puis, ça va, il n’avait que 11ans, c’était il y a longtemps, on ne va pas en faire un drame. « Reviens dans la maison, c’est plus pratique ». Non.

Aujourd’hui, toutes les personnes avec qui je couche (non, je ne fais pas l’amour) sont déconsidérées à mes yeux, elles ont osé s’abaisser à le faire avec moi ? Oui je suis plutôt consentante, mais je finis toujours par couper les ponts, je ne veux plus leur parler, mon corps est souillé, elles se sont salis, je finis par les détester. Même après 15 ans, je n’arrive pas à avoir le recul nécessaire, aujourd’hui tout est sale. Je ne prends jamais de plaisir, ce serait trahir cette petite fille que personne n’a pris au sérieux.

J’ai lu Millénium récemment. Et j’ai eu un coup au coeur, un doute affreux, un questionnement de tous les instants, s’il a continué, si en ce moment même il fait du mal à quelqu’un, si il a même eu une autre victime, est-ce que j’aurais du le dénoncer ? Est-ce que j’en suis responsable ? Est-ce que mon silence n’a pas cautionné, est-ce que le fait de me taire aujourd’hui ne lui donne pas le champs libre pour blesser d’autres personnes ? Est-ce que je dois casser encore la fragile petite muraille de rire que j’ai construite autour de tout ça, pour prévenir d’autres agissements ? Est-ce que c’étaient les agissements d’un garçon qui découvre sa sexualité ou ceux d’un pervers qui a continué ?

Qu’est-ce que je dois faire ?

 

P.

Illu - J'AVAIS 4 ANS

Illustration par Lady Marwina