Je ne sais pas bien ce qu’il se passe.
C’est arrivé tout récemment et c’est passé, ça a été traité rapidement par mon cerveau et ensuite j’ai réussi à en rire quand j’en parlais à mes amis, je me suis mise au-dessus de tout ça, je n’ai pas cherché à y associer des termes, des émotions, c’est juste passé. Ça faisait une histoire de plus dans mes expériences sexuelles foireuses, une histoire marrante parce que désastreusement drôle. Et puis j’ai vu mon psy, on a abordé la violence policière des manifestations actuelles, et puis ça a dérivé sur la violence sexuelle, et j’ai du repenser à ce moment alors que mon esprit était complètement ouvert, en transe psychotique, et plein de choses sont apparues.
J’en n’avais aucune envie. Je connaissais le mec parce qu’il constituait un sujet pour une enquête sociologique, j’avais réussi à totalement comprendre son système de pensée. Je savais qu’il était brutalement narcissique, que comme moi il avait été abandonné par son père, qu’il avait cruellement besoin des autres pour faire face à l’existence. Je pouvais définir ses failles et expliquer logiquement tous ses comportements. Et tout ce que je voyais me dégoûtait. On était sensés se ressembler parce qu’on avait vécu la même absence, mais le gain en attention et en amour que j’avais tiré de mon parcours ne s’est jamais développé chez lui, on n’avait rien en commun. Il avait besoin de montrer sa force, son indépendance, son contrôle. Il avait besoin de se mettre en avant. Et c’était quelque chose qui me tétanisait. C’était plus ou moins prévu, je devais rester dormir chez lui pour le dernier entretien, et dans nos sous-entendus, enfin surtout les siens, on était plus ou moins d’accord. Ce soir-là il était très fatigué et passait son temps à fumer des joints, je n’étais vraiment pas à l’aise, mais j’arrivais bien à taire cette petite voix qui me chuchotait des messages de plus en plus paniqués à mesure que la nuit avançait. Quand il a éteint la lumière j’essayais d’instaurer une discussion pour ne pas laisser place au silence initiateur de l’acte.
J’ai fumé à peine 2 lattes sur son joint et mon corps a réagi comme ça m’arrive parfois avec le cannabis : en ayant une remonté d’ecstasy. Normalement c’est un phénomène qui m’arrive quand je fume vraiment beaucoup, mais mon stress interne caché était sûrement à son paroxysme, et mon inconscient m’envoyait le seul signal que je pouvais comprendre corporellement puisque je refusais de me laisser submerger par l’angoisse. Il commençait à se rapprocher mais tout dans ses actes me faisait le mépriser, il avait la maladresse d’un mec de 4ème et au fond ça me faisait rire de le voir aussi pathétique jusque dans ses gestes. J’essayais de calmer mon corps qui commençait vraiment à dégénérer tout en m’éloignant un peu de lui, j’étais dans une situation d’alerte avec un vieux gars qui me dégoûtait, alors je lui ai dit ce qui était en train de m’arriver et il a tout de suite mis sa main sur mon sein « pour sentir mon pouls ». Il l’a agrippé. J’ai descendu sa main mais il l’a remontée. J’étais maintenant haletante et ma tête tournait intensément, il a dû prendre ça pour de l’excitation, il a essayé de m’embrasser mais je le repoussais. Il voulait à tout pris fourrer sa langue dans ma bouche, il devenait vraiment pressant, il a pris ma main pour mimer un attouchement clitoridien, j’en ai eu la nausée.
C’était trop, j’avais beaucoup trop de choses à gérer, je lui disais d’attendre, j’arrivais plus à penser. Et puis en quelques secondes je me suis dit : Ok, ce mec te répugne, il ne mérite même pas d’être sur terre, il veut ton corps, toi tu suffoques, mais tu es chez lui, tu dors chez lui, il n’y plus de train, tu ne le connais pas vraiment, c’était plus ou moins prévu, tu peux rien faire, t’as besoin de te calmer, et puis tu l’as pas refait depuis ce mec qui t’a brisé le cœur, t’as besoin de passer à autre chose, t’as besoin de vivre un nouveau truc, peut-être qu’en réalité t’en as envie, allez force-toi, de toute façon tu ne peux rien faire, force-toi. Je me suis blottie contre lui et on s’est serrés très fort, trop fort. Ça s’est passé. Brutalement. J’ai eu mal. En continu. Je me disais que de toute façon, on était juste deux corps qui s’emboitaient, que c’était pas dramatique, qu’il fallait faire semblant pour que ça se termine encore plus vite, et puis c’était en petites cuillères donc au moins j’avais pas le supplice de voir sa gueule. C’est facile de simuler de toutes façons, ça peut même devenir un jeu avec soi-même. J’avais l’impression d’avoir le contrôle en réalité, je mentais complètement et il en savait rien. Voilà c’était ça ma petite lueur d’espoir : j’ai un pouvoir sur la durée.
Heureusement il s’était pété le frein quelques jours avant, donc il avait trop mal pour continuer. Ça s’est fini et il s’est endormi en quelques secondes de son côté, je suis restée dans mon coin avec un étrange sourire aux lèvres, un rire amer. La remontée d’ecstasy continuait en réalité, ou alors elle s’était transformée en crise d’angoisse parce que je tremblais de partout, j’entendais un son strident, et ma tête continuait de tourner. Je ne crois pas avoir réussi à dormir de la nuit. Je me rappelle qu’à un moment il a essayé de se rapprocher de moi dans une démarche tendre, mais je me suis retournée et c’était pour moi une victoire. Non tu n’auras pas mon amour, non tu ne me prendras pas de ce bien précieux.
Le lendemain matin il ne m’a pas proposé à manger ni rien, on a été prendre le train et on ne s’est plus rien dit. Il dormait en face de moi dans le wagon et ses traits assoupis faisaient monter en moi un mépris abyssal. Il m’a envoyé un message le soir-même en disant avoir passé un super moment, j’ai supprimé son numéro.
J’ai pas pris le temps d’y repenser, cet événement ne pouvait rentrer dans aucune case. J’ai pas pris ça pour quelque chose de marquant, voilà c’était juste une expérience de merde comme j’ai l’habitude d’en avoir. Maintenant je me dis que je n’ai pas su dire non. Ces trois lettres ne sont jamais sorties de ma bouche. Je l’ai repoussé doucement, j’ai dis « attends », mais pas « non ». J’ai simplement cédé en me disant que ce n’était pas si grave. C’est pas du viol, c’est pas du viol ordinaire, c’est juste une passivité confuse. Mais c’est quelque chose que je n’avais pas envie de connaître, enfin pas à ce point-là. Ce n’est pas la première fois que c’est confus, mais c’était la première fois que j’ai eu peur.
Ce soir il va mixer à une soirée trance, et j’y serai avec des amis. Il va contrôler le son, soit mon refuge, ma raison d’exister. Il sera maître de l’ambiance, des gens, des sourires, il va utiliser ses doigts sur une machine pour tous nous contrôler. Et je ne sais pas comment ça va se passer. Je ne sais pas ce qu’il s’est passé.
GKZL

Dessin au feutre sur feuille blanche : ciel nocturne, lune gibbeuse. Sur une avancée rocheuse devant une mer noire, une femme noire aux longs cheveux bruns avec une longue jupe à fleurs bariolée, poitrine nue, se tient debout, un poulpe bleu sur son dos et un petit croissant de lune à l’envers au dessus de leurs têtes.
Illustration par N.O.