Je n’ai aucun souvenir. Enfin, pas au sens où on l’entend habituellement. Je n’ai pas d’images dans la tête, rien à raconter précisément. Ce serait un piètre témoignage, en fait, si je devais aller à la barre et raconter ce qu’il s’est passé.
Je dois avoir 7 ou 8 ans, un âge où on passe des vacances chez ses grands-parents avec une ribambelle de cousins, les parents nous déposent et nous récupèrent une semaine ou deux plus tard. C’est une grande maison, il y a de la place pour tous les cousin.e.s, une ou deux « aides » qui gèrent les repas, des balades dans les bois et des cueillettes de framboises, haricots verts, des parties de pêche, on ne s’ennuie pas.
En fait je n’ai pas de souvenir, ma tête n’en a pas, pas d’images. Mais mon corps en a un, de souvenir. Des hurlements qui partent du ventre, mes bras et tout mon corps qui repoussent quelqu’un, un adulte forcément. Sans le filtre de ma raison, j’arrive enfin à poser les mots sur ce que me dit mon corps : oui, j’ai été abusée, peut-être violée, je n’ai pas les détails. Je sais dire qui, et je sais dire où.
Mon corps a continuellement essayé de parler : maux de ventre terribles avant les réunions de famille, pendant les années qui ont suivi, puis jeune adulte, difficultés à avoir des rapports sexuels, fuite devant les hommes qui me plaisent, et récemment des acouphènes terribles, je serre des dents la nuit, comme ces cris qui ne sortent pas. Ces acouphènes me pousseront à consulter et à faire le chemin qui m’amène ici.
J’ai vécu avec cette histoire oubliée, occultée, effacée pendant près de trente ans. Aujourd’hui j’accepte, je remonte la pente doucement, et pour l’instant je ne peux pas laisser un homme m’approcher de trop près. Je peux guérir, nettoyer, reprendre pied et respirer. Me découvrir plus forte et plus lumineuse. Etre solaire, pour moi et pour celleux autour de moi.
27 septembre 2017
F.A.

Dessin numérique : une femme blanche, brune, debout et torse nu avec un pantalon orange, tend une main vers des petits poissons rouges qui flottent autour d’elle. Elle a deux points noirs au niveau des sourcils et ses poumons sont dessinés en orange, remontant jusqu’à sa gorge. Elle est entourée jusqu’au buste d’un grand bloc d’eau violette. À ses pieds, de petits cailloux violets et des plantes noires à petites fleurs oranges dont le motif se retrouve en blanc sur son pantalon.
Illustration par Alraun