Pendant longtemps, elle s’est sentie toute petite.
Surprotégée enfant, encadrée.
Pas par la tendresse ni par les mots mais par ce qu’il « faut » faire, dire, être.
Elle a eu envie de sortir du cocon, d’aller voir ailleurs.
Sillonner les routes du monde.
Se sentir libre au milieu de nulle part à 18 ans.
C’est le premier sursaut, prendre un sac à dos et partir.
Et puis revenir, se trouver un boulot, s’occuper des autres.
Et à côté, suivre la ligne, la norme, sans en comprendre vraiment le sens.
Des années… en rencontrant des gens quand même, en discutant, en s’ouvrant, en faisant connaissance avec la « vraie » vie, pas celle qu’on lui avait vendue, par bienveillance, par mensonge, par empêchement… et en laquelle elle avait bien voulu croire.
Elle a essayé d’arrêter de faire « comme si », petit à petit.
Et un jour elle a craqué.
Un matin, elle s’est réveillée et a fait face à la réalité, à ses doutes, à ses luttes, à ses envies. Un combat avec elle-même, avec les histoires de sa famille, la sienne.
Elle a posé son sac de cailloux, a commencé à trier, les fantômes se sont envolés un peu, elle a coupé le fil qui traînait derrière elle, ce fil auquel s’attachaient les morts, des morts qui ne lui appartenaient pas.
Elle a pleuré, ri, rien compris, a essayé, s’est remise en cause, eu mal, s’est éloignée de la fenêtre parfois par peur de sauter.
Elle a parlé, beaucoup, sur un « divan », eh oui. Questionné ses proches.
Écrit, pleuré encore. Fallait que ça sorte.
Pourtant, son histoire n’est pas atroce, on l’a aimée, même si les gestes et les mots manquaient. Certes, le couple parental a toujours été désuni, écartelé, mais l’un à côté de l’autre, malgré tout. La famille. Il y en de toutes sortes. Il y en avait une quand même.
Mais le silence ronge, donne envie de hurler parfois, enferme.
Elle, elle avait du mal à aimer, les hommes, ou alors mal, en se faisant du mal, en s’oubliant, en restant avec les mauvaises personnes, toxiques.
Elle s’est reconstruite en comprenant, par la parole, en enquêtant sur elle-même. En disant non à ce en quoi elle ne croyait pas, à ce qu’elle ne voulait pas, au fur et à mesure.
Souvent, elle est percutée par la violence du monde.
Elle se recroqueville ou elle fait face, selon les jours.
Elle a eu de la chance de rencontrer de gens libres, ouverts, qui l’ont aidée.
Elle, c’est moi. C’est comme une petite voix qui parlerait de moi comme ça. À côté.
Il n’y a pas longtemps, j’ai fait un rêve.
Une espèce de yin et de yang dans l’air, sauf qu’il manquait l’une des deux parties.
Il manquait quelque chose, dans ce rêve je voyais comme un jumeau mort.
Par associations, j’ai questionné ma mère, sur les six ans qui séparaient leur mariage de ma naissance. Pourquoi ? Alors qu’elle voulait, qu’ils voulaient (?) absolument des enfants ? Fausse couche ? Questionnements ? Examens ? Y avait-il eu des jumeaux à un moment ?
Elle m’a répondu la même chose que quelques années auparavant quand je lui avais déjà posé la question. Rien de spécial.
Bon.
Et elle est revenue vers moi le lendemain. Elle m’a demandé si j’avais une heure à lui consacrer. Ce n’est pas le genre de ma mère.
On s’est retrouvé dans un café et elle m’a annoncé que j’étais née d’une insémination artificielle avec donneur anonyme, d’une procréation médicalement assistée, PMA.
Onde de choc, révélation, secret de famille, sidération.
Mon père n’est pas mon père biologique. Bon, ça change beaucoup et pas grand chose en même temps. Mon père m’a élevée.
Maintenant je sais. Quand on cherche, on trouve. Enfin, là, oui.
Les jours suivants, j’ai lu des articles, des témoignages, des textes de loi…
Je suis allée glaner des infos.
Je fais partie des 70 000 enfants nés, depuis 1973, par insémination artificielle avec donneur anonyme. Je fais partie des premiers en France (ouah c’est chouette quand même !). En gros moins de 10% des enfants nés par insémination artificielle avec donneur le savent. La loi encourage le silence des familles. Le non dit.
La question de la stérilité masculine, un tabou, la douleur, la difficulté de dire…
Depuis une dizaine d’années, quelques pays européens et autres ont modifié leur position par rapport à l’anonymat des donneurs et/ou à certaines informations que l’on peut connaître. Sur notre donneur. Ça engendre des questions complexes, rien n’est tout blanc ou tout noir.
Mais ne pas savoir d’où l’on vient, c’est questionnant, perturbant.
Même si la loi change dans quelques temps en France (certains se battent pour ça), elle ne sera pas forcément rétroactive… Et il faudrait demander aux donneurs s’ils souhaitent la levée de leur anonymat.
Bon. Aujourd’hui, je n’ai pas envie de me lancer dans un combat qui engloutirait toute mon énergie. Je comprends la nécessité de cette quête pour certains enfants devenus adultes mais je n’ai pas envie de la mener. J’ai envie de vivre ma vie. Accepter qu’une partie de moi est inconnue, vient de l’inconnu, d’un inconnu.
Je suis là. Ça m’a permis de naître. Je suis « ça » depuis 37 ans. Je le découvre maintenant avec des mots mais mon corps, ma petite voix et mes sensations me l’avaient dit autrement. Le manque, le vide à l’intérieur…
Digérer.
Je suis passée par toutes les émotions depuis que je sais.
La vie est une tempête, emplie de vagues en creux et en pics.
Les creux passent, ça passe toujours.
Un jour mon père m’a dit qu’il fallait des moments pluvieux pour se rendre compte des jours ensoleillés. Mon père ne
parle pas beaucoup, cette phrase plutôt banale m’a marquée.
Ce n’est pas grave, alors pourquoi le dire si tard, en se cachant encore ? (mon père ne sait pas que je sais… pas encore).
Hier, je n’arrivais pas à écrire, à mettre en mots, et j’ai dessiné…
… « ce yin et ce yang » vus en rêve, mais cette fois-ci il y avait les deux parties. Au milieu, là où les deux formes se rejoignent, j’ai dessiné un spermatozoïde.
Je viens de trois personnes, ma mère, mon père qui m’a élevée et un autre homme qui a donné une part de lui pour que je naisse. Trois. C’est riche.
Au bout de plusieurs dessins, le yin, le yang et le spermatozoïde se sont transformés, je suis arrivée à quelque chose qui ressemblait à un grain de café.
« Je suis un grain de café ». Après ça, je me suis sentie mieux.
Je suis à la fois soulagée, encore sidérée, en colère parfois, triste et apaisée en même temps. Une jolie tempête d’émotions. La vie.
Je suis un grain de café.
Sel
Illustration par Blackness