Tu étais ce professeur cultivé, drôle, Papa B qu’on t’appelait, tu aimais ça. Tout le monde t’adulait. Tu étais ce personnage qui était à l’écoute, tu semblais un peu fou, on adorait ça !

Comme toute adolescente, j’ai eu mes soucis, des petits soucis de rien du tout. Mais mieux que ma famille, tu as su remarquer que mes notes descendaient en flèche, tu m’as pris sous ton aile. Tu m’appelais parfois pour me demander si ça allait, si je voulais parler. C’était gentil. Tu me disais que je n’étais pas comme les autres, que je te faisais penser à ta fille. Je t’aimais bien.

Tout au long de l’année une relation passionnelle s’installe, on s’adore, on s’engueule, tu me donnes des conseils sur ma vie, tu prends le rôle de mon père, tu me dis ce que je dois faire et pas faire. Si je ne t’écoute pas, ça t’énerve. Même ma mère a confiance en toi et t’appelle même un soir alors qu’elle s’inquiète de ne pas me voir rentrer du lycée, et le lendemain je me souviens : tu m’as fait un pitch de père inquiet. « T’étais où ? Avec qui ? Tu trouves ça normal de pas prévenir ta mère ?… ». Ça me faisait marrer, et mes copines aussi quand je leur racontais. Tout semblait normal, pour tout le monde.

L’année passe, tu organises un voyage scolaire.

Drame. Mon père a un grave accident juste avant le départ, je t’appelle. Tu me rassures, me dis que tu es là pour moi, que tu es comme un père. Que je dois avoir conscience qu’on n’a pas une simple relation prof-élève. Je te réponds que oui. C’est vrai ça. Tu me dis que tu m’apprécies, que pour le voyage je serai dans ton groupe de visite, tu me soutiendras dans l’épreuve.

Premier jour, mes copines de chambre décident d’aller faire la fête dans la chambre des garçons, moi je reste. Je ne suis pas d’humeur à faire la fête alors que mon père est dans le coma.

Seule dans la chambre d’hôtel, j’entends frapper. Tu es là, devant moi. Saoul. Et tu veux me frapper.

En fait non, tu ne veux plus, mais tu veux discuter. Je refuse, je ne veux pas discuter avec un homme saoul qui commence son entrée par « je vais te frapper ». Tu me dis que c’était pour rire, que tu as quelque chose d’important à me dire. Ah ? Ok, entre.

Si j’ai un copain ? Euh… oui.

Si tu me gênes avec tes questions ? Un peu là.

Qu’est-ce que je pense des hommes plus vieux ? J’ai pas de problème avec ça, enfin ça dépend, toi t’es pas mon style, que je te réponds avec humour malgré tout.

Après demandes insistantes, on s’assoit sur mon lit, tu me dis que tu m’aimes. Je ne comprends pas où tu veux en venir, tu tiens mes mains, tu te rapproches de mon visage, tu te tiens trop près de moi, tes lèvres sont à quelques centimètres des miennes. Je te lâche les mains. Tu me dis de ne pas avoir peur, que tu m’aimes comme un père. Que tu es MON père de substitution.

Alors tu caresses mon épaule. C’en est trop, je ne suis pas d’humeur. Je préfère que « mon père » ne me caresse pas. Alors je me lève, je te dis de partir, qu’on en reparlera plus tard. Tu te lèves, en face de moi, je te tiens tête. Tu balbuties des mots, tu me dis « ton père, tu sais… Je ne sais pas comment te dire… Son accident… Je suis venu pour te parler de ça. Il… »

Anéantie, je me dis qu’il est mort. Je pleure, tu m’enlaces… Tes mains descendent doucement sur mon dos, vont en dessous de mon tee-shirt… Tu dégrafes mon soutien-gorge, me caresses le dos. Je sanglote, je sens que ton corps frêle contre moi me dégoûte, mais je ne pas sais quoi faire. Tes mains descendent encore, elles sont sur mes fesses. Je rêve, tu me caresses les fesses ! NON. NON je ne veux pas. Je ne veux pas mais qu’est-ce que je vais faire… ?

« Mes copines sont parties y’a un moment maintenant, je ne sais pas quand elles vont revenir, on devrait aller les chercher ensemble, non ? » Incroyable, ça marche. Je te ramène à ma porte, tu titubes. Je t’envoie les chercher, j’ai quelque chose à faire avant et je te rejoins ! Je te regarde partir, tu prends l’ascenseur.

Les jambes à mon cou, je cours, je cours pour aller chercher un autre professeur deux étages plus haut. Je frappe, je frappe. Mais tu arrives en même temps qu’il ouvre la porte. Je suis maudite. L’autre professeur ne comprend pas ce qu’il se passe. Tu lui dis que tu gères, que des élèves sont en cavale. Tu lui dis de se recoucher, il referme sa porte.

« Non je te jure, je voulais juste le prévenir que les filles n’étaient pas revenues depuis longtemps, comme toi. » Ça t’a suffi. T’es reparti en titubant, me plantant là.

Tant mieux, je cours chercher mes copines chez les garçons, je frappe. Une fois, deux fois, trois fois. Ils ouvrent : « Aaaaaah c’est toi, on croyait que c’était Papa B !!! Du coup on attendait que les filles se cachent !… T’es pâle putain, tu trembles, t’es sûre que ça va ? » Ça va. Il vous cherche. Je viens prendre les filles.

On rentre toutes ensemble dans la chambre. Amies depuis deux ans, je leur raconte tout, elles m’écoutent, elles vont m’aider, c’est sûr ! J’appelle ma mère, mon père est en vie finalement, il s’est même réveillé et va très bien. « D’accord Maman, ici tout se passe bien. » La nuit fut atroce.

Le lendemain, tout le corps enseignant accompagnateur est au courant. Je suis changée de groupe, mais j’ai encore dix jours à passer à voir ta tronche, dix jours à voir trente élèves autour de toi. Ils t’écoutent parler. Tu es leur dieu. S’ils savaient.

Et puis tu viens me voir. Tu t’excuses. Tu t’excuses, tu ne pensais pas me faire du mal, tu fais ça à ta fille aussi, tu fais rien de mal, tu n’as jamais voulu me toucher au sens sexuel du terme. Tu me demandes de te pardonner.

NON. Dialogue clos. Je n’aurai plus aucun contact verbal avec toi.

Le pire après tout ça, tu sais ce que c’est ? Ce qui m’a fait le plus mal, c’est quand les autres profs t’ont donné raison et quand ils m’ont fait comprendre qu’ils savaient que t’étais louche.

« On lui avait dit de ne pas boire, on savait qu’il était alcoolique, s’il n’avait pas bu, il l’aurait peut-être pas fait. »

« T’as été sa cible, parce que t’as une forte pers
onnalité, il aimait ça, il me l’a dit un jour. Je n’ai pas tilté, et puis t’es jolie. »

« Au fond c’est pas quelqu’un de méchant. »

C’est quand je suis allée en personne devant le directeur de l’école pour déclarer sur l’honneur les faits. Et qu’on m’a dit que tu avais reconnu les tiens. Alors que moi tu m’avais dit que j’avais fabulé. Oh !

C’est quand ma mère, au courant quelques jours après le voyage, a appelé le lycée en pleurs pour leur demander ce qu’ils allaient faire, de la tenir au courant et qu’ils ne l’ont JAMAIS rappelée.

Quand la psy du lycée m’a dit : « t’en a parlé à quelqu’un ? » et qu’après avoir cité mes copines, mes parents et le peu de profs au courant, elle a répondu « ok, c’est peut être mieux, je pense que ce n’est pas la peine que tout le lycée soit au courant, tu es connue ici, ça ferait vite de bruit. »

C’est quand, après que tu as été viré, les rumeurs sont allées bon train. Quand, forte de ne pas contredire la psy, j’ai pris sur moi quand j’entendais :

« Elle est allée en petite culotte dans sa chambre, et a dit qu’il l’avait violée. Alors qu’elle l’a chauffé. »

« Elle veut qu’on parle d’elle et a tout inventé. »

C’est quand on a osé me dire : « C’était le meilleur prof du lycée, j’espère que t’es contente, parce que la remplaçante elle est nulle, et si on n’a pas notre bac, c’est un peu de ta faute. »

C’est quand j’ai appris par le biais d’un externe au lycée que tu as été réintégré. Dans un lycée de la ville d’à côté même pas un an après.

C’est quand, à être rentré dans ma tête avec ton « je suis ton père », je n’ai jamais pu retaper la bise au mien.

C’est quand, des mois bien après je me suis souvenue de cette phrase : « je fais ça à ma fille aussi »…

C’est quand, ironie du sort. Ton fils passait son bac oral dans mon lycée, le bac de TA matière en même temps que moi. Lui et moi, dans la même pièce. Il te ressemble.

C’est quand, blessée et manipulée, j’ai eu du mal à redonner ma confiance à un homme.

C’est quand trois ans après, ton nom, la ville où tu habites, le pays qu’on a visité, le nom de mon lycée, ton prénom, le nom de ta fille, le nom de ta matière, l’alcool, quelques musiques et mon père me ramènent automatiquement à ton image.

Et pourtant. Pourtant, quand on m’a dit « Tu lui as sauvé la vie, grâce à toi il a fait une cure, il ne boit plus une goutte d’alcool, il s’est également réinstallé avec sa femme. Il n’est plus le même. Tu l’as sauvé. », j’ai souri. J’étais heureuse, mais une question me taraude : ai-je fait assez pour que tu ne recommences pas ?

Leuconoe

Illustration par Emilie Pinsan.

Illustration par Emilie Pinsan.