Je souffle longuement.
J’essaie de concentrer mes pensées sur mon ventre, où peut-être un jour, bientôt, un-e petit-e quelqu’un-e apparaîtra, qui m’engagera à essayer de devenir un parent.

Mais mon bras me démange, juste là où il y avait le sparadrap suite à la dernière prise de sang. Je n’ai jamais très bien supporté les pansements, le latex, etc. J’ai la peau qui réagit. Ça me démange, et ça me dérange… Ultime tentative de faire le vide… Je n’ai pas toujours pris le temps de réfléchir depuis que nous avons exprimé le désir d’être des co-parentes.

Je n’en ai pas vraiment senti le besoin. Mon corps à moi ne me fait pas peur. Il n’a jamais vraiment été un ami, mais je le connais bien, et surtout, je sais d’expérience qu’il peut encaisser beaucoup. Et quelque part, dans la revue de mes sensations et de mes sentiments, ça me rassure pour l’aventure vers laquelle nous a poussé notre désir de parentalité.

Nous avons voulu partager ces troubles dans le corps que pouvait induire la réalisation de ce désir : pour elle, la stimulation ovarienne par piqûre, le suivi de la maturation et la ponction des ovocytes ; pour moi : la préparation de l’endomètre, le transfert des embryons, la grossesse, l’accouchement et l’après. Je vais porter son enfant, et cela me transporte, me donne envie de m’envoler (je ne sais pas si je me sentirai aussi légère pendant la grossesse !).

La liste des examens en prévention des traitements s’allonge sur deux à trois ordonnances chacune. Sans compter les contrôles qui s’ajoutent au fur et à mesure « pour vérifier que ce petit quelque chose est bénin ».
La sage-femme : le frottis, le laborantin : la prise de sang, le cardiologue : l’électrocardiogramme, la radiologue : l’échographie pelvienne, un autre : la mammographie. Autant de face-à-face qui parfois ne ressemblent qu’à des « fesses-à-face » tellement ceux qui nous tournent autour ne paraissent pas comprendre que nous sommes des corps entiers, de vraies personnes.

Tout d’un coup, tout un corps prend toute la place : tout tourne autour de lui. Nous avions l’habitude de ne l’écouter qu’au jour le jour : nous nous baladons toutes nues dans l’appartement (pas sûre que cela plaise toujours aux voisins), nous ne comptons pas les jours de nos cycles (Ah bon, tu as tes règles en ce moment ? Bon, on va faire autrement…), nous laissons nos poils vivre assez librement leurs petites vies de poils (mmmh, son odeur !)…

Tout d’un coup, tout un corps devient mystérieux : quand étaient mes dernières règles ? Combien de temps durent-elles ? Est-ce que je connais mon groupe sanguin ? Est-ce que mes veines sont plus belles dans mon bras droit ou mon bras gauche ? Est-ce que j’ai toujours eu cette petite boule dans mon sein ?

Pendant un moment, c’est presque rigolo. On apprend, on s’apprend l’une l’autre : ah, on est du même groupe sanguin ! Nos veines du bras droit sont les meilleures, mais celles de mon bras gauche tiennent la route, alors que les siennes, non. Et mes cycles sont légèrement plus longs que les siens, elle prend de l’avance, il faudra qu’elle prenne la pilule pour m’attendre !

Mais aujourd’hui, son corps est devenu un carnet de santé ambulant : où que je pose les yeux sur son corps, des informations médicales me reviennent en mémoire. Je n’admire plus ses « minichons » (mini-nichons) mais je vois la date de la mammographie ; je ne reconnais plus son odeur mais je sais à quel jour de son cycle nous en sommes ; je ne me perds plus dans les boucles de son pubis mais je m’interroge sur le délai pour obtenir les résultats du frottis ; je ne caresse plus du bout du doigt « le chemin des dames » sur son ventre, mais je dessine la carte des futures piqûres d’hormones que je devrai lui administrer.

Nos corps sont devenus le centre de nos vies de parents en devenir. Ils ne sont plus ceux dont nous jouissions sans retenue ni calcul. Ils deviennent des machines dont il faut sans cesse ajuster les rouages. Ils ne sont plus les sujets de notre relation amoureuse pleine de désirs mutuels, ils sont devenus les objets de ce désir commun d’être pleines d’un autre.

Et il n’y a plus vraiment de place pour le sexe, le désir, le partage, les fluides, les caresses, les goûts et les odeurs, les cris de jouissance et l’échange des souffles…

P.S. : J’ai écrit ce témoignage un jeudi, je lui ai donné à lire le vendredi. Le samedi, j’ai retrouvé ma femme.

Élodie (& C.)
dimanche 14 mai 2017

Aquarelle : deux femmes nues se font face, allongées dans l’herbe, des fleurs sur le corps. Celle de droite a la peau brune et de longs cheveux bruns et bouclés. Sa main est jointe à celle de gauche, blanche aux cheveux courts et châtains, enceinte. Sur le corps de cette dernière, des étiquettes laissées vides, comme une légende à remplir.

Illustration par Shetty