Paris, Paris. Je te hais et je t’adore.
Sous tes pavés, il n’y a pas de plage mais du sang oui, tellement de sang. Dans une autre vie, j’ai dû être une compagne d’Olympe de Gouges ou plutôt une Enragée brandissant des têtes tranchées au bout d’une perche. Louis XVI fut très mal guillotiné, sa tête n’a pas été tranchée d’un coup, le bourreau a du appuyer de tout son poids. J’imagine le craquement sourd des os qui se brisent, le regard perdu du roi, la gorge brisée incapable de produire le moindre son. A-t-il souffert? Je le pense. Je vois la foule, peut-être silencieuse, peut-être hurlante, j’aurais adoré voir ce spectacle. Ce genre de détails ignorés de l’Histoire, ces détails sordides me plaisent. Lorsque je me promène dans ces lieux, je me force à retourner dans son passé.
Finalement, il y a encore du sang aujourd‘hui, de la violence sous chacun de mes pas.
A Paris, nous sommes tous des anonymes. Pour une petite fille de banlieue, banlieue de campagne, l’anonymat d’une capitale était salvateur. J’aimais m’habiller comme j’en avais envie: oser des talons hauts, un maquillage, laisser libre-court à ma fantaisie exhibitionniste, porter une sorte de déguisement comme une actrice qui entre en scène. Le plus souvent, je m’habillais en hippie moderne, avec les pantalons à pattes d’ef de ma mère.
A Paris, on ne me remarque presque pas, les commères du village ne sont pas là pour me juger (« voyez cette tenue! », « elle file un mauvais coton cette petite, ça se voit »…..). Ce qui m’a amenée à Paris, c’est l’amour. Mon premier amant (dois-je dire « premier amour » ? Oui, ce fût le premier homme que j’ai aimé, adoré), je voulais être belle seulement pour lui. On a raison de considérer Paris comme la capitale mondiale de l’amour.
J’ai rencontré Elie vers l‘âge de 16 ans. Un joli flirt en colonie de vacances, dans une station de sport d’hiver dont j’ai oublié le nom. C’était un garçon qui se différenciait des autres par son intelligence et sa délicatesse. Ma mémoire me fait défaut mais je sais que nous avons échangé de chastes baisers et que les moniteurs étaient de connivence tout en gardant un œil sur nous ! Ils nous savaient sans doute trop immatures pour faire de vraies bêtises et ils s’arrangeaient pour nous laisser quelques moments tous les deux, dans la chambre des filles. Nos caresses étaient maladroites, nos mains tremblaient.
Un premier flirt c‘est de l‘émotion brute et violente qui laisse un discret sourire sur le visage, une joie faite de rêves et de fierté. Au moment des adieux, nous avons échangé nos adresses et nos numéros de téléphone. A l’époque, internet et le téléphone portable n’étaient pas répandus en France.
Ma mère m’a fait un joli topo sur le sexe
Nous nous sommes retrouvés à Paris. J’habitais le Val d’Oise et lui, le 15ème arrondissement, 1h30 de trajet nous séparait. Il m’a fallu beaucoup d’audace pour trouver des raisons à mes escapades du week-end, je ne voulais pas mettre ma mère dans la confidence et je crois, j’espère qu’il en est toujours de même pour les premiers amours. C’est une fleur secrète que l’on ne doit pas partager. Ma mère avait deviné, elle m’a fait un joli topo sur le sexe: « Tu sais, c’est normal de ne pas ressentir de plaisir au début. Moi, je n’ai eu du plaisir qu’avec ton père. »
Elle avait l’air embarrassée de me parler de choses aussi intimes mais elle voulait accomplir sa mission de mère, elle n’a jamais voulu reproduire les fautes de ses parents. Ma grand-mère ne lui a pas expliqué les tracas des femmes, elle en était incapable, trop folle pour se soucier d‘autre chose que de ses sales petits toutous, hargneux. C’est mon grand-père qui a joué ce rôle. Il l’a rassurée lorsqu’elle a eu ses premières règles, lorsqu’elle croyait mourir par ce sang inconnu, coulant entre ses jambes d’enfant.
La romance avec Elie s’est terminée brutalement, dans le Paris inhumain, cette ville si contradictoire, celle où les passants n’accordent pas même un regard sur le clochard ivre mort qui gît au bord du trottoir, celle où les filles doivent apprendre à se méfier de ce qu’on appelle communément la jungle urbaine.
Un soir, en rentrant chez moi par le RER, j’ai subis une agression. J’étais si naïve à l’époque, si enfantine! J’étais une proie de choix et je n’en avais pas conscience. Une agression comme celle-ci marque toute une vie, elle détruit la confiance qu’on a dans l’être humain, cet humain tellement lâche qu’il détourne le regard. Ils se sont assis tout autour de moi, sur les banquettes face à face, celles où l’on peut s’asseoir à quatre. Il y a des mots, des gestes que le cerveau préfère ranger dans le tiroir aux horreurs mais il y a toujours une clef pour l’ouvrir ce maudit tiroir même si on croit l’avoir jeté très loin…
Lorsque le tiroir est trop plein, il se craquelle, se fissure et les bribes de souvenir s’en échappent. Il y a eu les mots, je les ai effacé, il y a eu les gestes que je n’ai pu oublier. J’étais terrorisée, incapable de bouger, incapable de crier. Ses mains sur mon sein, ses mains sur son sexe qu‘il caressait. Dégoût, humiliation et pourtant je n’ai pas pu m’en empêcher, j’ai regardé furtivement cette chose qui émergeait de son jeans comme un poignard flasque et dégoûtant.
Je n‘avais pas vu beaucoup de pénis à part celui d’Elie et celui de mon père. Je me revois, assise contre la fenêtre, cherchant un regard amical dans la foule. Ils savaient tout, ils entendaient, cette masse compacte de gens, des ordures de lâcheté…. Quatre femmes assises à côté de nous, des roms, me lançaient un regard de pitié, leurs yeux me disaient « Courage, je n’aimerais pas être à ta place »…mais ces regards ne m’ont pas aidée. Mes yeux se sont arrêtés sur des hommes, j’ai tenté vainement d’attirer leur attention, tout mon être criait : « Aidez-moi ! ».
L‘un d‘eux a dit: « Elle descend à Cergy préfecture, allez, on descend avec elle ». A cet instant, ce que je pensais être un mauvais moment à passer est devenu un cauchemar. Je savais qu’ils voulaient me violer, me traquer, m’emmener de force dans je-ne-sais quel lieu sordide dont Cergy regorge. J’étais comme une bête traquée, milles éventualités se sont bousculées dans ma tête.
Un homme m’a sauvée. Un grand type qui était resté en retrait et qui affichait une expression embarrassé en regardant ses « amis » faire ce qu’ils m’ont fait. J’ignore si c’était la peur des représailles, au fond je sais que cette bande n’en était pas à sa première agression. J’aime penser qu’il l’a fait pour me sauver, pour m’épargner. Il les a convaincu, ils ne sont pas descendu, ne m’ont pas violée.
Pourquoi une victime trouve-t-elle toujours quelque chose à se reprocher ? Je n’aurais pas du mettre une jupe courte, j’aurais du crier, me révolter. Jamais je n’ai réussi à ranger totalement cet évènement dans le tiroir aux horreurs, j’en reparle souvent. J’espère que ces gens, présents dans le wagon, ceux qui ont détourné le regard, j’espère qu’ils ont eu honte en rentrant chez eux.
Jamais je n’ai revu Elie, ce premier amour, je l’ai quitté, j‘ai demandé une bombe lacrymogène à mon père (sans lui dire ce qui m‘était arrivé, à quoi bon ?). Plus de 10ans sont passés, il est revenu furtivement dans ma vie. Je sais qu’il est devenu docteur. C’est une déception parmi d’autres… Je l’aime encore, il n’a jamais accepté de me revoir, trop risqué pour son joli petit couple, nos retrouvailles sont restées strictement virtuelles, par écrans interposés. Il a trouvé une jolie juive, je ne suis qu’une shiksa souillée*.
* une shiksa est un terme yiddish qui désigne une femme goy mariée, fiancée ou en concubinage avec un juif. Souvent employé par les mères juives, il représente une insulte (il viendrait de l’hébreu “souillure”, “impureté”, “saleté”).
Charlotte

Illustration par Sophie.
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