Là où est le danger grandit aussi ce qui sauve. (1)
« Un mode de vie se construit où les drogues ont leur part, mais cette part n’est pas dominante : elle s’articule à l’expérimentation de nouvelles formes de vie dans une société alors très oppressive. Les drogues sont aussi une manière de résister à la normalisation. Prendre les usagers de drogue pour des fous ou des suicidaires est un contresens majeur. (…) On a assisté à la fin d’un cycle. L’héroïne s’est banalisée, la dangerosité ne se concentre plus sur un produit mais sur des modes d’usages et des publics de plus en plus élargis, l’échec de la guerre à la drogue est manifeste. Par ailleurs, effectivement, tout le monde semble addict, à son téléphone, à son chat, à tout. Au plan institutionnel et médical, l’addictocratie est dominante. Il est inquiétant d’entendre un discours aussi positiviste sans tenir compte de la dimension sociale et culturelle des pratiques et contextes d’usages. » Anne Coppel, Michel Kokoreff, Libération, 17.04.18.
Tant qu’on ne saura pas reconnaître l’impact historique du développement de ces substances sur les populations et les mœurs, on n’avancera pas. Par ailleurs, entre le darknet et toutes les nouvelles drogues de synthèse, la politique hygiéniste ne va plus tenir la route bien longtemps, même si on sent qu’elle est encore très prégnante chez les professionnel.le.s du secteur, le besoin se fait sentir de passer à une étape supérieure.
Je suis travailleuse de santé paire dans un centre de soins pour usager.e.s de drogues ; ça veut dire que c’est mon expérience de « maniaque du toxique » que je mets en avant pour me professionnaliser et que j’essaie d’être une sorte de trait d’union entre pros et usager.e.s. Je ne vais plus en teuf et je sors beaucoup moins, parce que j’ai un peu l’impression d’être au taf, du coup : je ne vois que les soucis des gens, qui viennent très souvent me parler, de la régularité de leurs consommations, cherchent à savoir ce que j’en pense… Je réponds souvent qu’ils/elles sont grand.e.s, des adultes, et qu’il faut se faire confiance : chacun.e est seul.e à savoir la quantité de douleur, de stress ou d’anxiété, qu’il/elle doit gérer.
Les usager.e.s (régulier.e.s) de drogues sont des personnes à qui on a fait la morale toute leur vie, sur lesquel.le.s les « mesures éducatives » n’ont jamais fonctionné, mais qu’ils/elles perçoivent au contraire comme des violences supplémentaires, des formes de maltraitance, ineptes et évitables.
Si des gens en viennent à rejeter leurs propres enfants, tout en les traitant de « tox », « camés », etc… c’est parce qu’ils/elles sont incapables de reconnaître ces « violences sous prétexte d’éducation » comme telles, d’envisager leur impact, et que le prolongement de ces mesures éducatives ad vitam æternam est une violence en soi, stérile et contre productive (le système carcéral en est une bonne illustration).
Ils/elles sont incapables de reconnaître que les inégalités, qu’ils/elles génèrent pour s’assurer un certain niveau de privilèges, sont la source même de la plupart de ces violences. En gros, on est dans une société qui a besoin de générer sa propre marge, son lot d’exclu.e.s, pour maintenir une espèce de méritocratie imaginaire, de caste de privilégié.e.s, qui pensent sincèrement avoir ces privilèges parce qu’ils/elles sont « meilleur.e.s », moralement supérieur.e.s. Le trip de la société hygiéniste, c’est de dire qu’il y a des cerveaux de meilleure qualité que d’autres et, par une forme de présomption de supériorité, d’infantiliser tout ce qui est étiqueté de près ou de loin comme « fou/folle » ou « malade » : « …une part du problème réside dans le fait qu’on enferme le sujet dans une assignation au lieu de le reconnaître comme ayant une expérience et vivant une expérience… Ainsi les toxicomanes ou les prostituées ne sont pas reconnus comme légitimes dans la production de savoirs, dans la mesure où l’illégalité de leurs comportements est pensée comme la cause ou la conséquence de l’absence de leur faculté de juger. » – Catherine Tourette-Turgis, 2015.
Que ce soit pour la drogue ou le sexe, je pense qu’on est les mieux placé.e.s pour informer nos enfants : les drogues ont toujours été partout, un produit de consommation parmi d’autres, disponible assez facilement. Pour moi, la diabolisation et la désinformation, c’est 50% du problème. Et c’est la politique de RDR (2) et la prise en charge par les pair.e.s qui donnent les meilleurs résultats ; ça existe depuis les années 70/80, des concerné.e.s et des proches qui s’engagent auprès des « expert.e.s » pour transmettre des informations acquises par l’expérience, mais ce n’est pas du tout connu, valorisé, et la plupart des professionnel.le.s émettent de grosses résistances à intégrer ces travailleur.ses dans leurs équipes, parce qu’il s’agit entre autres de venir bousculer leurs représentations. (3)
Il faut lire C’est pour ton bien ! d’Alice Miller ; elle sort vraiment du lot. Quand elle parle de Christiane F., je n’ai jamais rien lu de plus pertinent sur l’addiction à un haut niveau et les conduites à risque qui y sont souvent associées. Il faut le lire pour comprendre les mécanismes de transmission qui sont à l’œuvre dans ce qu’on appelle les violences éducatives ordinaires.
Plus il y aura un niveau de violence élevé (et largement toléré, voire présenté comme nécessaire) dans la société, plus des jeunes auront besoin de s’en extraire. Et plus cette violence s’exprimera sous prétexte d’autorité, plus les moyens de s’en extraire seront radicaux.
Donc il fait leur apprendre à identifier et à se protéger de toutes les formes de violences et d’abus : leur expliquer que ça n’est pas une fatalité en soi et qu’on peut s’impliquer pour que ça change, en montrant qu’il y a des voies d’émancipation… Il faut travailler sur les prismes, les représentations négatives, pour les rendre plus optimistes, en fait, créatifs.ves, leur faire confiance pour qu’ils/elles trouvent leurs propres chemins… et informer, un max, sans tabous et sans attendre qu’on nous y autorise.
Lorsqu’on a une consommation excessive, c’est très souvent pour « se dissocier », se couper d’une partie de ses émotions (celles qu’on a du mal à gérer). On a une partie de nous, en façade, qui fonctionne de façon à peu près normale et une ou des parties émotionnelles aussi atteintes que les carences, ou les blessures, et le déni qui les entourent sont importantes.
Ces « parties » de nous fonctionnent parfois de façon assez autonome et peuvent créer des conflits intérieurs (« Oups, qu’est-ce que je fous encore chez le dealer…? Je m’étais pourtant promis blablabla… »)
On est dans une culture qui nous incite à nous dissocier (individualisme, compétition) : à un degré faible, c’est ce qui nous permet de passer devant des SDF sans trop nous en émouvoir, de rouler dans des véhicules qui polluent, de manger devant des images atroces à la télé, bref, de supporter le degré de violence environnante et de nous insensibiliser, parfois, jusqu’à tolérer des choses relativement intolérables.
Mais c’est une stratégie coûteuse en énergie. Quand on est jeune c’est facile de faire la fête pour penser à autre chose. Et puis ça devient de plus en plus coûteux et vers 50 ans, on peut aller vers des problèmes de santé de plus en plus importants. Une fois qu’on a compris comment ces mécanismes fonctionnent, on peut mieux utiliser les états de relaxation, transe, auto-hypnose, certains états modifiés de conscience, pour se connecter, pas pour se déconnecter. Dans notre culture, on nous propose souvent beaucoup de choses pour nous déconnecter, pas pour se reconnecter (à soi ou aux autres). C’est plus facile pour nous d’être plus ou moins absent.e.s que d’être pleinement présent.e.s et de porter une attention particulière à chaque instant.
D’autant que, quand les émotions débordent, si on a du mal à les gérer, c’est un mécanisme que le cerveau a tendance à enclencher naturellement : se déconnecter est un processus de sauvegarde. Et par la suite, on peut développer une tendance à rechercher tout ce qui aider à provoquer cette sensation de déconnexion (mais, avec le temps, il en faut toujours plus, pour arriver à ces états ; c’est l’accoutumance).
Donc, je privilégie les techniques qui reconnectent, la corporalité et l’intellect, qui reconnectent aux émotions les plus enfouies, à la mémoire physique des événements, qui permettent de les verbaliser et d’en diminuer l’intensité. Mais c’est pour soi qu’il faut le faire, pas sous la pression, pas pour faire plaisir, pas pour s’adapter à des choses qui ne nous conviennent pas forcément… mais pour réduire les symptômes.
Je ne suis vraiment pas pour l’abstinence à tout prix, mais plus pour que les gens retrouvent un sentiment de contrôle, sur leurs consommations, leurs vies, leurs émotions, etc…
Je parle souvent de remplacer une « culture de l’autodestruction » par une sorte de « culture de la vie saine », et ça fait une dizaine d’années que j’explore des pistes et que je remplis ma boite à outils. Je crois qu’il faut aller vers ce qui nous attire, rester ouvert.e, curieux.s.e, et ne surtout pas hésiter à faire demi-tour quand un.e thérapeute ne nous convient pas, que ce qu’il/elle dit sonne faux… Certaines pratiques chamaniques (sans plantes) m’ont fait du bien, l’EMDR, l’ICV, l’hypnose, les battements binauraux… mais ce qui vaut pour moi…
« Personne n’éduque autrui, personne ne s’éduque seul, les hommes s’éduquent ensemble par l’intermédiaire du monde. » – Paulo Freire, Pédagogie des opprimés suivi de Conscientisation et révolution, Paris : Maspero, 1974.
Le jugement ou regard de l’autre devant mes actes libérés de jeune femme, puis mes choix de femme plus mûre, a stigmatisé ma vie. J’ai réussi à garder foi en la liberté tout en continuant à creuser mon sillon. Lorsque j’ai compris que notre conditionnement vis à vis des substances psycho-actives et de la sexualité était une forme de manipulation de masse, j’ai accepté la marge, commencé à la décrire dans mes textes, et à la revendiquer comme une voie de salut… Dans un second volet, j’expliquerai de quelle façon je travaille à être dans la présence plutôt qu’à me déconnecter, en créant de nouvelles sensations et de nouveaux souvenirs à mon corps, et en tentant de relier sexualité et créativité, corporalité et intellect.
Mais ce qui demeure, les poètes le fondent. (1)
Adèle Iris (FB)

Dessin numérique en blanc et vert très pâle fluorescent sur fond noir, d’une grosse plantes, de feuilles et d’inscriptions en un alphabet non-latin en noir sur fond blanc, à la base de la tige et des feuilles.
(1) Hölderlin
(2) RDR : politique de Réduction Des Risques
(3) http://www.psycom.org/Espace-
Illustration par Adèle Iris