Chère Tan,

Je t’écris ce témoignage sous forme de lettre ouverte ; clin d’œil à ton « cher journal » quotidien, cela me donne surtout un ancrage dans mon récit qui risque d’être un brin brouillon. Comment organiser la narration d’une histoire qui s’étale sur vingt-huit ans et dont je n’ai même pas vraiment de souvenirs précis ?

Je t’explique. Il y a un peu plus d’un an, mon traitement chimiothérapeutique, que je prends quotidiennement pour une maladie auto-immune inflammatoire, cesse de fonctionner après plusieurs années de stabilité. La panique. Ce traitement, bien que lourd à supporter, m’avait sortie de près de huit ans de chaise roulante. S’en est suivi rapidement ce qui s’appelle une « dépression médicamenteuse » : l’accumulation puis l’arrêt brusque des molécules a provoqué un trop plein de cortisol qui a déclenché une dépression. Et non l’inverse. Du coup, tu vois, je me suis retrouvée en vacances en Thaïlande (obligée d’aller dans un pays chaud pour supporter les douleurs articulaires dûes à l’humidité de mon pays – puisque mon traitement ne fonctionnait plus), avec mes meilleures amies, sur une île paradisiaque… et je n’avais qu’une seule envie : mourir. Ma vie allait plutôt bien, j’étais entourée, soutenue… et je n’avais qu’une seule envie : mourir.

Voilà pour l’introduction. Ça n’a pas grand-chose à voir avec le sujet de mon témoignage (enfin tu verras que si, un peu quand même), mais c’était important de te raconter pourquoi je me suis retrouvée dans le cabinet d’une psychiatre, envoyée en urgence par mon rhumatologue, inquiet de mon état psychologique.

Car tu sais, j’ai eu beaucoup de soucis de santé dans ma vie, mais ce qui m’a toujours sauvée jusqu’à présent, c’était mon moral et mon envie de vivre plus que tout. Du coup, gros choc pour mon médecin qui me suivait depuis des années de me voir dans un tel état. Oh d’ailleurs, vu que je ne suis plus à une digression près, si cela peut te rassurer ou t’être utile, la première chose que ma psychiatre m’a dit, c’est que penser au suicide et avoir envie de mourir est complètement NORMAL quand on fait une dépression. Qu’il ne faut pas culpabiliser ou trouver qu’on est faible ou illégitime (c’était vraiment mon impression), que c’est un effet secondaire aussi simple et commun que l’apparition de boutons pendant une varicelle ou le nez qui coule pendant un coup de froid.

Tout cela pour dire que j’ai commencé à voir ma psychiatre régulièrement. Ce n’était pas toujours facile, mais c’était passionnant à chaque fois. Néanmoins, il y a plusieurs choses dans mon comportement ou mes raisonnements qui surprenaient ma thérapeute, et qu’elle avait de la peine à analyser. Elle me disait souvent qu’elle avait l’impression de ne pas trouver la pièce manquante du puzzle de ma vie qui donnerait tout son sens au tableau qu’elle avait devant elle : mes immenses peurs du rejet et de l’abandon alors que je suis issue d’une famille aimante et soutenante, mon manque de confiance en moi malgré un parcours plutôt valorisant et mon incapacité à m’aimer, une forme de honte constante de ce que je suis, des troubles flagrants de stress post-traumatique et surtout, surtout, ma maladie auto-immune. Car je ne sais pas si tu le sais, mais environ 80% des personnes qui souffrent de maladie-auto-immune, surtout celles compliquées à diagnostiquer et pour lesquelles il est difficile de trouver un traitement stable, ont vécu un traumatisme infantile grave.

Sauf que moi, je ne cessais de dire à ma thérapeute que je n’avais rien vécu de tel. J’ai eu une enfance heureuse dans le cercle familial, même si j’ai énormément souffert socialement à l’école, mais cela s’explique par ma neuro-atypie. Et mon syndrome de stress post-traumatique proviendrait, d’après mes médecins, de mes huit ans de chaise roulante. Jusqu’à présent, cela semblait tout expliquer.

Ma thérapeute n’a pas vraiment insisté, mais elle est revenue sur le sujet de temps en temps au fil des séances. Jusqu’au jour où nous avons parlé des premiers souvenirs de l’enfance. Je crois que je te l’avais déjà dit, mais j’ai une excellente mémoire. Un peu comme toi. Je me rappelle de beaucoup de choses, avec tous les détails. Et ça commence très jeune. Presque trop jeune. Du coup, je doute de moi, je me dis que ce ne sont pas vraiment des souvenirs parce que je ne devrais pas me rappeler de tout ça, aussi jeune. « Sauf si on a vécu un traumatisme très jeune », m’explique ma psychiatre. « Dans ce cas-là, il est assez courant que les enfants ancrent beaucoup plus tôt leurs souvenirs, parfois bien avant l’âge de trois ans ».

C’est là que j’ai décidé de creuser. Je raconte à mes parents mes premiers souvenirs, qui remontent à l’âge d’à peine deux ans. La décoration de ma chambre, les habitudes de mes parents au petit déjeuner, la gentille vielle dame qui me donnait un biscuit quand on allait dans la petite boulangerie au coin de la rue, etc. Ils me les confirment tous, surpris et un peu fiers, je crois. Cela m’a donné confiance. Et j’ai osé dire à ma psy que je pensais vaguement me rappeler d’un truc, mais que je n’étais pas sûre. Je sais, mais ça c’est parce que mes parents me l’ont raconté, que toute petite j’ai du changer de « maman de jour » (c’est comme cela que l’on appelle les nounous dans mon pays) car il y avait eu un problème avec le mari de la première. Je ne me rappelle pas très bien, mais j’ai un souvenir très ancré de mal-être profond lorsque je pense à cette période de ma vie. Je me rappelle qu’après ça, j’avais très peur des hommes, au point de pleurer lorsque j’en voyais et de refuser que mon propre père me prenne dans ses bras. Je me souviens très nettement que ça rendait mon père très triste, et que je culpabilisais énormément de lui faire du mal alors que moi-même, je ne comprenais pas pourquoi j’avais aussi peur de mon papa.

Voilà, c’est tout ce que j’ai pu trouver au fin fond de ma mémoire. Des images floues d’appartement et des impressions vertigineuses d’insécurité. Mais rien de précis, rien qui me permettait de me dire « je sais ce qu’il s’est passé ».

J’ai la chance incroyable d’avoir une psy qui a pris tout ça pour argent comptant. Elle m’a expliqué que même si cela ne tiendrait pas au tribunal, dans son expérience, s’il y a doute de traumatisme, c’est que le traumatisme a eu lieu. L’idée de l’agression ne vient pas de nulle part, elle ne se sème pas dans la tête des gens par hasard.

Du coup, je suis retournée vers mes parents. Avec la peur au ventre qu’ils se moquent de moi ou qu’ils coupent net le peu de confiance en ces souvenirs que j’essayais de construire. Tu vois ce que je veux dire ? Mais non, rien de tout cela. Je leur ai dit qu’il était possible que l’origine de ma maladie prenne place dans un trauma infantile, et ils m’ont directement demandé : « Tu penses à ce qu’il s’est passé chez ta première maman de jour ? Honnêtement, je crois qu’on l’a toujours su mais qu’on a jamais osé regarder la vérité en face. »

Et voilà. La pièce manquante du puzzle de ma vie. Assis sur la petite table de ma salle à manger, ils m’ont tout raconté, d’une traite, au milieu des larmes et du souffle coupé.

J’avais un an et demi. Ma mère devait reprendre le travail et pour avoir le droit de percevoir le chômage, il fallait attester d’une solution de garde d’enfant, ce qui était très difficile à trouver. La voisine lui parle d’une nounou qui n’est plus sur la liste officielle de la commune pour une raison inconnue, mais qui est très bien. Elle vit tout près, elle est disponible et gentille. Elle commence à me garder. Seulement au bout de quelques temps, je pleure et hurle de désespoir à chaque fois que mes parents me déposent chez elle. Je régresse, même me langer devient très difficile tant je refuse d’être touchée. Ma mère s’inquiète, mais son entourage lui dit que c’est de sa faute, qu’elle est trop fusionnelle avec moi, et que nous devons toutes les deux apprendre à être séparées l’une de l’autre. Elle continue donc de me déposer chez cette nounou, malgré mes pleurs. C’est chaque jour plus difficile pour elle. Jusqu’au jour où la caissière du petit magasin d’alimentation en bas de chez nous (merci à elle !) lui explique que pleurer est mon seul moyen de communication et qu’elle devrait me faire confiance. Ma mère décide à se moment-là de me retirer de la garde et se rend immédiatement chez la nounou. Et c’est là qu’elle a vu le mari de la nounou sortir de ma chambre. Il était au chômage depuis des mois et mes parents n’avaient pas été avertis.

J’ai été placée tout de suite chez une nouvelle nounou, tout est bien qui finit bien. Quelques semaines plus tard, la première nounou est venue dire à ma mère qu’elle avait divorcé de son mari car il était alcoolique et violent, mais elle lui a promis qu’il n’avait jamais été seul avec moi. Mes parents pensent donc que j’ai été traumatisée par ce que le mari a pu faire à sa femme devant moi. Moi je sais que ce n’est pas que ça. Mais je ne peux pas encore le dire à haute voix. Je n’y arrive pas.

Voilà, tu sais maintenant toute mon histoire. Avec la pièce manquante, le tableau de ma vie se fait plus logique. Je comprends mieux certaines de mes réactions et un bon nombre de mes angoisses. J’apprends à vivre avec un traumatisme dont je n’ai même pas vraiment souvenir. Mais je sais qu’il est là, comme une marque indélébile sur mon corps et sur mon esprit. J’ai appris à vivre avec et je me suis développée en portant cette croix, sans même me rendre compte de sa présence. Maintenant, je dois tout reprendre et démêler tous les nœuds causés par cette agression, en espérant réussir un jour à être débarrassée pour de bon de la honte, de la peur, de la douleur.

Ma psychiatre continue de m’aider et nous faisons toutes les deux beaucoup de recherches sur les liens entre trauma infantile et maladie auto-immune, dans l’espoir de voir peut-être, un jour, une amélioration de ma santé, à tous les niveaux.

J’espère pouvoir bientôt te faire un compte-rendu de mes recherches et surtout des résultats. J’espère pouvoir bientôt te parler des solutions qui existent pour calmer le cerveau, qui chez moi est en état d’alerte depuis mes un an et demi, et dont certaines zones n’ont du coup pas pu se développer correctement pendant que d’autres sont en survigilance constante (ça aussi, je sais que tu connais). Aussi sache que j’ai commencé une nouvelle chimiothérapie pour ma maladie, et qu’elle fonctionne bien. Mon corps ne la rejette pas et les effets secondaires sont supportables. Je ne perds pas espoir de pouvoir alléger petit-à-petit mes traitements. Chaque chose en son temps.

Je te remercie de m’avoir lue, j’espère que tu as pu tout suivre et surtout qu’un peu de ce que je raconte là soit utile pour quelqu’un, à quelque part, un jour.

Becs

 

– Chibs

 

Illustration par Chibs