Avec le temps, les choses s’estompent. Les gens, les lieux, les situations prennent souvent la douceur et le policé du souvenir. Et pourtant, trois ans après, je garde un arrière-goût amer. Je ne peux pas croire que ce fut une maladresse, ni même un simple manque de tact.

N’était-ce pourtant pas évident ? N’étais-je pas assez piteuse sur le fauteuil en plastique de la salle d’attente ? Les traits tirés par une fin de mauvaise grippe. Amaigrie par un stage dans une ville hostile. Le teint livide, par les trois chutes de tension de la journée. Et puis surtout j’avais cette enveloppe entre les mains. Tenue du bout des doigts, comme on tient une mauvaise nouvelle.

Il est entré dans la salle d’attente, c’était mon tour. Il a vu mon air. Sans saluer, sans parler, je lui ai donné l’enveloppe, qu’il a rapidement parcourue. Il a fait « ah ».

Presque trois semaines de grossesse. C’était écrit dans le langage des hormones, incontestable. Une erreur, une négligence, un accident, mais pourtant c’était bien là. Malgré la pilule du lendemain, malgré les précautions. C’était là.

Une série de chiffres. Une obsession de l’esprit. Je ne ressentais rien. Je ne pouvais, ni ne voulais ressentir. J’avais à peine 20 ans.

Alors, je me suis assise au bureau, comme un robot. L’enveloppe entre ses mains, il m’a félicitée. Comme on félicite une future mère. Je me suis sentie tomber en moi-même, la pièce s’est mise à tourner. J’ai formulé une supplique, un « mais » qui le priait d’arrêter. Mais il a continué. L’air jovial s’est fait plus impérieux. Cruel et ironique. « Avez-vous au moins une idée de l’identité du père de cet enfant ? » J’aurais dû comprendre, me lever, me sauver. Je ne crois pas qu’à ce moment-là, l’idée m’ait même traversé l’esprit. Reconnaissons qu’il avait les mots, le sens de la formule. Il y avait donc un « père », un « enfant », qui naîtrait d’une trainée.

Il a pris la petite roue de carton sur son bureau, celle qui sert à calculer les grossesses. Il m’a parlé du premier examen trimestriel, des nausées et des envies. Du deuxième trimestre, me promettant que je sentirais les coups de pieds avant l’été. De la position basse que prendrait l’enfant, au début de l’automne. Et puis il l’a dit. « Votre bébé viendra au monde vers le 8 octobre. »

J’étais pétrifiée. Alors inconsciente de la bombe à retardement qu’il avait enclenchée. J’ai rassemblé mon courage. Je lui ai dit que je n’en voulais pas. Je n’ai pas prononcé le mot avortement. Il avait condamné ce mot, fermé les portes et barricadé le dialogue. Il a joué l’étonnement. Et m’a raccompagnée à la porte parce que « ce n’était sûrement pas lui qui ferait cela ». Il ne m’a pas donné de numéros, pas d’adresses, pas d’informations. En sortant, il m’a conseillé de ne pas rester seule ce soir. Cette attention, je la lui reconnais.

Je ne sais plus rien des dates de la clinique d’orthogénie, des délais et des rendez-vous. Mais, aujourd’hui encore, le 8 octobre, cette simple date reste gravée. C’est une petite marque au fer rouge, qui reste dans mon esprit, et dans mon cœur. C’est comme un petit caillou gris qui reste au fond de moi, et dont les aspérités me blessent, aux alentours de cette date. C’était, encore l’année dernière, un silex, dur, lourd et tranchant. Aujourd’hui c’est une petite pierre. Plus tard, je pense qu’il deviendra un petit galet de rivière, rond et lisse, usé par les remous du courant. Mais je crois qu’il restera là. C’est dommage, les cailloux sont plus jolis dans les rivières.

 

Claire

 

8-octobre

 

Illustration par Nepsie

 

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