C’est fou ce comportement qui bat avec son cœur.
Un battement de trop, un paquet de chips.
Un battement manquant, un demi-saucisson.
Je n’ai jamais eu de vrai chagrin d’amour, je n’ai jamais souffert du manque d’une personne, je suis rarement en colère, je ne suis pas rancunière, j’explose très peu de joie, j’oublie très vite la rancœur quand je me surprends à la ressentir et je ne m’attache à rien. Par contre, je mange. Périodiquement.
Pendant longtemps j’ai laissé libre cours à mes sentiments parce qu’on m’a élevée comme ça, dans l’amour et la profusion de démonstrations. Et puis un jour, je sais pas… Je me suis contrainte à un acte que je n’avais pas vraiment choisi, de ceux qu’on fait par raison et pour son homme, pour sa famille. J’ai eu tellement mal que j’ai fermé toutes les vannes. J’ai cloisonné ma vie. Et ma tête. Comme je ne peux pas contrôler la douleur, je fais comme si elle n’existait pas. En revanche, la nourriture je peux la contrôler, surtout depuis que j’ai un salaire, et ça apaise drôlement.
La boulimie, c’est un truc latent et un peu vicieux parce qu’on ne se rend pas tout de suite compte qu’on a un vrai problème. J’ai toujours été gourmande, alors ça ne me semblait pas franchement bizarre de m’acheter du chocolat ou des bonbons au début. Mais manger en cachette, avant et après les repas, chercher le moyen d’être seule pour pouvoir manger tranquille, ne plus manger en public ou en très petite quantité, et surtout transformer n’importe quel euro que je vois, qui arrive sur mon compte en banque en bouffe, ça, c’est pas normal.
Et puis c’est dur à expliquer, les gens te disent de faire un régime. Et bizarrement, les régimes je les tiens au gramme près. Je peux me nourrir exclusivement de soupe aux choux pendant une semaine, n’ingurgiter que 600 kcal par jour pendant un mois. Mais il suffit d’une faiblesse pour que je replonge dans le réflexe de la crise de boulimie. Et puis il y a cet ascenseur émotionnel qui démarre dans ma tête quand je sens que je bascule. BONHEUR d’imaginer tout ce que je vais manger, SOULAGEMENT d’acheter en quantité honteuse de la nourriture malsaine, JOIE d’ingurgiter en secret tout mon « butin » et ensuite la HONTE de l’avoir fait. Et comme j’ai honte, j’aimerais bien aller mieux alors devine… Je recommence.
10 000 fois j’ai jeté des kilos de bouffe après mes 10 000 prises de consciences : « Bon ça suffit, il faut que ça s’arrête, c’est n’importe quoi, je jette tout et je rachète rien. »
J’ai demandé à ma mère de cacher ma carte bleue pour arrêter d’aller acheter à manger, j’ai bloqué mes comptes en banque, j’ai été suivie par une psy. Au prix d’un effort énorme, j’ai demandé de l’aide à ma famille mais c’est comme un-e alcoolique, ou un.e drogué.e : c’est une dépendance, et comme tous les accros, je mens. Moi qui ne mens jamais, moi qui mets un point d’honneur à ne pas mentir, je mens à ma mère quand elle me demande si j’ai encore caché de la nourriture, je mens à ma psy quand elle me demande si j’ai eu des crises cette semaine, je mens à mes copines en jurant que je n’ai pas faim alors que je sais que j’ai juste pas envie d’être la grosse qui mange.
En plus je ne suis pas si grosse. Enfin c’est pas le vrai problème, mon poids. Je suis ronde mais pas obèse, j’ai de la chance, mes formes sont harmonieuses. Mais c’est que je m’en sors pas. J’ai du mal à être intime avec les gens, dormir avec eux, dormir chez eux, partager des secrets, faire un câlin, des bisous, un contact physique quelconque… Même mes proches, même mes copines, parce que j’ai l’impression que je transpire la boulimie. Avec les mecs c’est encore différent, je sais que je leur plais mais je fais très attention à mon comportement, je ne mange que très rarement en leur compagnie, et je reste habillée le plus possible.
Et le pire c’est qu’à force, ça fait tellement longtemps que ça dure que ce n’est même plus mes crises de boulimie qui dépendent de mon humeur, mais mon humeur qui dépend de mes crises…
R.

Photo: Une fenêtre avec un store baissé. Prise de l’intérieur, en haut on aperçoit entre les lames du store un ciel bleu parsemé de nuages. En descendant, les lames se referment et ne laissent plus passer qu’un fin trait de lumière.
Illustration par Émilie Pinsan.
Je te lis. Je suis prise de frissons. Je me retrouve dans tes phrases. J’ai envie de pleurer. De montrer ce texte à ma mère quand elle me fera la morale. De lui montrer que je suis en souffrance quand ça passe pour un manque de volonté flagrant. Je prends conscience, bien-sûr mais la bouffe est plus forte, mon obsession me terrasse. J’ai pris environ 25 kgs en 3 ans. Moi qui avais des formes, ronde, je deviens obèse, je deviens gras. Je suinte ce mal. J’ai honte. Honte au point que moi qui m’assume sur internet j’envoie cela avec un pseudonyme. Honte de ne pas en sortir, de me faire avoir chaque fois, d’essayer d’oublier mon corps. Heureusement les gens autour mais malgré tout y’a de la peur, de la colère. Merci d’avoir écrit cela. Merci et que puis-je souhaiter ? Du courage? De l’apaisement ? Que ça cesse.