Non mais je m’en fous en fait ! Là tout de suite, maintenant, vous pouvez me dire que ça ira mieux plus tard, que la vie est belle, encore, malgré tout, qu’il faut continuer, que des gens m’aiment et comptent sur moi… ça ne va rien provoquer en moi, sinon la vague impression que vous ne comprenez rien à rien.

Intellectuellement, j’entends et sais déjà tout ce que vous me dites. Inutile de me culpabiliser sur les dégâts que je ferais en partant, je les connais, j’ai déjà été de l’autre côté de la barrière, à pleurer celui que j’aimais, mort de sa propre main. Oui mais voilà, messieurs-dames : les autres, là, à ce moment précis je m’en fous, j’aimerais qu’on se préoccupe de MA douleur. C’est bien gentil les « plus tard ça ira mieux », mais comment dire… Vous me racontez ça à travers un épais brouillard acide, qui brûle mon esprit et me dirige vers une unique porte de sortie. Tout le reste m’est caché ou me semble inaccessible.

Avez-vous tort de me parler d’après ? Franchement je vais me garder de juger, je ferais sans doute pareil à votre place. Mais plutôt que de miser sur le futur, concentrez-vous sur mon présent :

J’ai mal, j’ai peur. Tout ce que mon cerveau retient, ce sont ces images d’agressions, certaines lointaines, d’autres bien plus actuelles. Tout se mélange en une séance de cinéma horrifique, puis se transpose en ombres diffuses autour de moi, avant de devenir un théâtre dont je suis actrice bien malgré moi. Je rejoue des scènes passées. Ma prison est mouvante et m’accompagne où que je porte mon regard. Et vous osez me demander de me soucier d’autrui ?

Au fil du temps mes émotions s’enfuient. Ne me reste qu’une espèce de souffrance neutre, qui me fait garder toute lueur d’intérêt pour les moyens d’en finir à ma disposition. Et vous geignez que ce n’est pas la solution… ok, proposez-m’en une autre ? C’est bien de barrer une route. Mais si vous n’en ouvrez pas une autre, moi je vais forcer le passage…

Et tout à coup une vague lumière traverse les brumes, quelqu’un d’un peu plus intelligent que les autres me demande un sursis de quelques heures, juste un léger report de mon départ. Il m’écoute « pour de vrai » et tient le seul langage que je peux entendre : « Tiens encore un peu, un tout petit peu, le temps que je trouve le moyen de te sortir de là. Si j’échoue, je ne te retiendrai pas ».

Et le fait qu’un entre tous ait pu accepter que j’avais besoin d’être entendue et non de voir dérouler un discours sincère mais inapproprié a reculé un acte définitif. En grignotant les heures les unes après les autres, il a un peu éloigné le brouillard, tout en admettant que la présence glacée de ce dernier continuerait à m’attirer.

Un jour, en me réveillant, le brouillard était si loin que ma vue était dégagée.

Leitha

Le brouillard

Illustration par Rghaga#