Cinquième jour au bar. Ça la fait marrer tous ces touristes qui passent devant la vitre, qui n’osent pas la regarder dans les yeux. Ils se demandent tous si ces filles sont vraiment des putes, si elles couchent, ou si elles se contentent de faire cracher de la thune à des pigeons paumés qui repartiront avec les couilles douloureuses et insatisfaites. Elle a fait une dizaine de clients pour le moment, tous faciles. Pénétration, jouissance rapide, 120 euros, merci c’était super, j’ai pris mon pied, oui je te promets, vraiment, au revoir. Pour la proprio du bar, Mimi, c’est du bon business une fille comme elle. Une jeune étudiante, girl next door, pas du tout l’air d’une pute en fait, pas encore l’air trop tapée. Ça les excite.

Un homme passe la porte. Asiat, petit, sans âge. Si les clichés se confirment, ça va être un client facile, elle se dit. Elle prie même le saint patron des putes « Pitié, une petite bite, une toute petite bite inoffensive, ce serait bien, merci. »

Il s’installe au bout du bar, et l’invite à venir le rejoindre. Pas de surprise, la seule autre fille qui travaille aujourd’hui pèse une centaine de kilos, elle n’attire que des vieux Blancs de 80 balais.

  • Bonjour, tu t’appelles comment ?

Il sent Obsession de Calvin Klein, comme son petit copain de seconde B.

  • Je m’appelle Lucie.

Et merde, elle oublie toujours qu’elle doit inventer un nom. Toutes les autres filles lui ont dit que ça permettait de se mettre dans un rôle, que c’est important de ne pas être soi. Mais quand on lui demande son prénom à Lucie, elle n’a que le sien en tête.

  • Lucie tu veux passer un moment avec moi, ça te dit, ça ?

Il s’adresse à elle comme on parle à une enfant, ou à une idiote plutôt. Mimi lui a bien dit de ne pas dire qu’elle faisait des études, ça les fait fuir les intellos, c’est ce qu’elle a dit.

  • Bien sûr, tu veux qu’on passe au salon ?

Actors studio ce sourire Lucie, elle se dit. Tu devrais être comédienne ma fille. Regarde ce blaireau comme il croit qu’il te plait. Elle se lève et le prend par la main. Le salon, c’est un canapé rouge au fond du bar, caché derrière des rideaux qui sentent la poussière et la chatte. La lumière est tamisée, c’est plus facile pour cacher les taches. Mimi leur apporte deux coupes de champagne. Enfin dans sa coupe à elle c’est du Sprite. Elle ne veut pas boire, ça lui donne envie de vomir, c’est mauvais pour les pipes.

  • Qu’est-ce que tu fais dans la vie Lucie ?
  • Ben, tu vois, je suis ici, avec toi pour l’instant… Et c’est vraiment sympa, donc c’est ça que je fais pour l’instant.

Elle pose sa main sur sa cuisse. Waouh, c’est facile de n’avoir rien à dire.

  • Déshabille-toi.

Il continue de sourire avec un regard fixe, un peu vide. Elle enlève sa petite robe noire.

  • Tu es jolie nue, tu sais. Maintenant allonge-toi sur le ventre.

Elle s’exécute. Essaie de ne pas penser à toutes les dégueulasseries qui traînent sur ce canapé. Putain, ils ont pas dû le laver depuis l’ouverture. Bon allez, pénètre, qu’on en finisse. Il enlève son pantalon. Banco, toute petite bite, ce sera facile. En se contorsionnant pour rester allongée sur le dos, elle lui tend le préservatif.

  • Non, non. Je ne veux pas de préservatif. T’inquiète pas, reste allongée, détends-toi.

Ouais, bon. S’il veut juste se branler sur son cul, c’est parfait, c’est le minimum d’implication, ça lui va. Il commence à se toucher.

  • Maintenant parle-moi de ton père.

Frisson d’horreur. Pitié non. Je préfère que tu jouisses en moi que de parler. Aucun des autres clients ne m’a demandé de parler. Invente Lucie, reste dans un personnage.

  • Heuu, qu’est-ce que tu veux que je te dise ?
  • Dis-moi que tu aimes baiser avec ton papa, dis-le moi comme ça…

Ça existe vraiment les types comme ça bordel. Elle commence à avoir mal au ventre.

  • J’aime baiser avec mon papa.
  • Oh oui tu aimes ça petite fifille à ton papa, dis-moi que tu aimes prendre sa bite à ton papa.
  • J’aime ça.
  • Tu aimes quoi ? Décris-moi quand il te baise ton papa.
  • J’aime me faire prendre….
  • Par ? Par ?

Elle l’entend se branler de plus en plus fort, le bruit de clapotis lui donne la gerbe. Allez ressaisis-toi, ce ne sont que des mots.

  • Par mon papa. J’aime me faire prendre par mon papa, c’est bon…

Elle continue. Elle ne s’arrête plus. Il faut qu’il termine vite. Tu aurais dû changer de prénom Lucie. Tu aurais dû changer de prénom. Il paraît que ça dure cinq minutes, elle a l’impression que les mots la brûlent, elle sent qu’elle transpire sur le velours répugnant du canapé. Elle continue et ses propres mots lui font plus mal que n’importe quelle baffe, n’importe quelle humiliation qu’elle a pu subir dans sa petite vie de merde. Ses propres mots, qui sortent de sa bouche. C’est un génie ce connard. Ce connard, en train de jouir sur son corps brûlant. C’est un génie de brutalité. Il savait qu’avec ces mots elle se ferait mal, mal à avoir envie de crever. Elle comprend pas bien Lucie. Ces mots à la con, ces mots clichés, pourquoi ils lui ont fait tout ça. Et ça fait partie de cette souffrance. Ne pas comprendre ce qu’il vient de créer dans son esprit, ce salopard avec son parfum qui pue. Elle se rhabille et le raccompagne à la porte. Il sourit à Mimi, fait au revoir de la main.

Elle revient s’assoir sur son tabouret. Mimi lui demande si ça va. Il est facile lui, non ? C’est un habitué, il paie en chèque mais t’inquiète pas, c’est réglo. Lucie ne répond pas. Elle regarde les touristes, ceux qui n’osent pas tourner le regard. Et elle se dit que franchement, ils ont raison. Elle non plus, elle n’a pas envie de se regarder. Elle se retourne vers Mimi. Peut-être qu’elle l’intéresse moins maintenant. Parce que ça y est. Elle est tapée. Comme une vieille pute, quelque chose a crevé à l’intérieur. Quelque chose de moisi qui continuera à puer comme un animal mort, dont on ne trouve jamais la cachette.

 

Lucie

 

le-client

 

Illustration par Emilie Pinsan