Petits, à l’école, on nous apprend des comptines pour mettre des couleurs sur des mots, des émotions.
Le rouge pour l’amour, le vert pour l’espoir, le bleu pour le ciel…
Ces comptines, je les ai apprises, et je les comprenais, jusqu’au jour où les couleurs ont changé.
La première fois que j’ai rencontré le plus effroyable monstre que je connaisse, j’avais 5 ans.
Il n’était pas dans un livre de contes, ni caché sous mon lit comme pour la plupart des enfants… il entrait dans ma vie pour la détruire petit à petit.
Pour toujours, les couleurs ont changé dans ma vie.
Le bleu. Tout d’abord, c’était la couleur de mes yeux, jusqu’à ce qu’un nuage noir les traverse pour les changer définitivement. Le jour où j’ai senti que ma vie allait changer, mes yeux ont viré. Comme si le bleu de mes yeux s’écoulait avec mes larmes.
En même temps que je perdais le bleu de mes yeux, d’autres bleus apparaissaient sur mon corps et mon âme.
Les bleus, ça, j’en ai eu, tout d’abord pour combler son plaisir pervers et sadique, puis pour me forcer à faire tout ce dont il avait envie, pour me faire taire, pour protéger mon petit frère.
Les coups de poings dans la tête, les bousculades contre les murs, les étranglements, la pression de ses doigts ignobles sur mes yeux, et qui allaient chercher le vomissement en s’enfonçant loin dans ma gorge, les piétinements, les coups de pied dans le dos…
Le bleu symbolise aussi l’eau, l’eau de la douche que j’entendais couler un moment lorsque mon frère et lui se douchaient, les fois où il a failli me noyer, l’eau glacée de la pluie qui me coulait dessus pendant des heures lorsqu’il m’enfermait dans la cour au fond du jardin, et que mon corps bleuissait de froid.
Le rouge. La couleur de l’amour est devenue la couleur du danger, de la souffrance, de l’alarme qui se déclenche pour l’instinct de survie.
La première fois que j’ai senti cette douleur aiguë et atroce me déchirer le ventre, j’ai crié en fermant les yeux, et la couleur que j’ai vue était le rouge. Rouge comme le sang qui frappait contre mes tempes, rouge comme la tache qu’il y avait dans le lit, et rouge comme le sang qui s’écoulait lorsque je suis allée aux toilettes. Rouge comme la colère et la violence qui s’abattaient sur moi, rouge comme la haine qui était en train de naître au fond de moi, rouge comme son sang que j’ai envie de répandre depuis que j’ai compris ce qu’il m’était arrivé.
J’ai pleuré, seule, sur ces toilettes que je voyais immenses avec mes yeux de petite fille, sans comprendre ce qu’il se passait, me disant que c’était normal et que je l’avais mérité. C’était la première fois que je vivais les sentiments de culpabilité et de honte qui me poursuivent encore aujourd’hui.
Le jaune. La couleur du soleil qui réchauffe s’est transformée en souvenirs de détails écoeurants.
Ses ongles des mains jaunis par des mycoses qui tripotaient mon corps juvénile, ses ongles de pieds infectés de la même manière, qui produisaient des petits cliquetis sur le lino, me prévenaient de son arrivée imminente.
Le jaune du gras de sa viande, qu’il nous donnait à manger pour seul repas. Le jour où je l’ai jeté à la poubelle lorsqu’il s’était absenté pour aller aux toilettes, il m’a tirée par les cheveux, me faisant tomber de ma chaise, pour me plonger la tête dans la poubelle, me forçant à la manger de cette manière jusqu’au bout.
Jaune comme la bile que je vomissais tous les jours.
Le violet. Je ne pouvais pas m’empêcher de parler de cette couleur qui sonne plutôt comme « violer », c’est ce qu’il s’est passé quasiment tous les jours pendant 9 ans.
Le vert. Couleur de l’espoir, qui s’est transformée en couleur de la peur.
Plusieurs fois, j’ai eu tellement mal et tellement peur qu’en me regardant dans la glace j’avais constaté que mon teint avait viré au vert.
Je ne peux non plus m’empêcher de penser aux vers qui rongent, comme lui qui a entièrement rongé mon enfance, ma confiance, mon amour-propre, mes repères.
Le blanc. Couleur qui représente la pureté et la clarté, est devenu le blanc de son écume salace au coin de la bouche, le blanc qui tache mes draps et mon pyjama, le blanc qui opacifiait les yeux de ma mère, le blanc des yeux des têtes de poissons qu’il me forçait, comme le gras, à avaler.
Les blancs qui s’étaient installés petit à petit entre ma mère et moi.
Le blanc… la couleur de la blouse d’infirmière de ma mère qui ne m’a jamais secourue.
Le noir. Représente la sobriété et l’élégance.
À 5 ans je me suis enfoncée dans le noir, profond, intense, épais, cherchant un point de lumière. Le noir angoissant de la nuit, dans l’attente et la peur que la porte s’ouvre et qu’il se glisse dans mon lit. Le noir de mon armoire, où je me cachais pour ne pas qu’il me trouve, le noir de ses propos, le noir qu’il avait installé dans ma tête et bien au fond de moi, le noir du désespoir que je porte encore.
Le noir de mon regard, de ma colère qui gronde quand je le vois aujourd’hui vivre encore tranquillement au côté de ma mère.
Même si les séquelles sont là, aujourd’hui, j’essaie de redéfinir le symbole des couleurs avec mes propres définitions, et non plus comme celles de mon enfance.
Je profite de chaque instant de ma vie loin de ce détraqué, comme si je pouvais mourir demain et repeins ma vie avec les couleurs que je souhaite, sans que rien ni personne ne me dicte la couleur à appliquer.
Hélène K.
Lecture par Céline Le Coustumer
Illustration par Hamza Djenat
Adaptation en langue des signes : http://assopolyvalence.org/video-le-jour-ou-les-couleurs-ont-change/
[…] Enregistrement sonore : http://assopolyvalence.org/le-jour-ou-les-couleurs-ont-change/ […]
Et la couleur du courage, et celle de la force ? Ce sont tes couleurs celles là 🙂 magnifique texte, je suis réellement impressionnée. Merci de ton témoignage