Je n’ai jamais assisté à un viol, n’en n’ai jamais commis, jamais subi, ni été victime d’une agression sexuelle. J’exècre le viol, cet acte de jouissance égoïste sur une personne réduite à un corps, mais je n’en suis pas à proprement parler un témoin. Des convictions, des idées, oui, mais pas d’expérience personnelle de violé ou de violeur. Et pourtant, ce que je propose est bien un témoignage. Un ressenti, sur la prise de conscience du viol en tant que problème social et ce qu’il révèle des relations hommes-femmes.

Pour un homme cis et hétéro, verser dans le lyrisme est facile et artificiel. Transposer le viol en objet littéraire, broder sur lui comme une curiosité exotique, un drame reculé dans le temps et l’espace alors qu’à en croire les statistiques, les agressions sexuelles fusent de partout. Moi, homme vierge au physique ingrat et à la libido éteinte, caliméro si ignorant des relations sexuelles et amoureuses, qu’ai-je à dire sur le viol ? En quoi le peu d’expériences que j’ai du sexe nourrirait la compréhension des violences sexuelles et de la domination masculine, et par là contribuerait à l’amélioration de la condition de la femme ? Et d’ailleurs pourquoi, si je commence par ressasser la virginité de mon expérience charnelle, je souhaite écrire sur le sujet du viol ?

Je peux tout d’abord dire qu’un viol meurtrit une femme qui peut être ou devenir une mère. La femme qui vous soutient dans vos premiers pas. Petit, vous attendez d’elle protection, assistance, et pourtant, vous apprendrez vite qu’elle n’est pas invulnérable, invincible, intacte. Un traumatisme s’est installé en elle, et s’éveille de temps à autre comme un cauchemar éveillé auquel n’échappe pas l’entourage. D’après ce que j’ai fini par entendre, elle avait 16 ans, le soir de Noël. Bien avant ma naissance. Mon grand demi-frère a été conçu cette nuit-là. Je ne l’ai su que tardivement, de manière indirecte. En même temps, je savais bien, notre fratrie le savait bien, que notre maman était fragile. L’est encore un peu. Elle avait eu une enfance difficile, un père qui la battait et l’humiliait, je n’en sais pas beaucoup plus aujourd’hui. Toujours est-il que pendant longtemps, elle avait de temps à autre des crises d’angoisse, une forte propension à se dénigrer (plus exactement à dire qu’elle n’était qu’une merde et à s’enfermer dans les toilettes pendant des heures) et surtout pleurait, se crispait et se décomposait à chaque fête de fin d’année. J’ai entendu dire qu’elle prenait des médicaments capables d’assommer un bœuf. Que, fille-mère, le curé changeait de trottoir pour ne pas la croiser. Je me souviens surtout de ces orages à répétition qui obscurcissaient des temps réservés à la joie. J’ai pris tôt conscience que certaines blessures peinent à cicatriser.

Pas si tôt en fait. En raison de mon propre handicap physique, j’ai souvent été tenu à l’écart et il m’a fallu longtemps pour apprendre à aller vers les autres. Une solitude tenace, un vécu du collège très désagréable, cela ne facilite pas la sociabilité. Mes relations avec les femmes sont quasiment identiques à celles avec les hommes : pour la plupart distantes. Je m’efforce d’être courtois et aimable envers celles et ceux qui me respectent, le vocabulaire de la séduction m’est cependant étranger, et je serais sans doute ridicule si je venais à l’employer. On m’a toujours appris le respect d’autrui et de sa volonté propre, le dégoût de l’égoïsme et le mépris de la violence (quoique je soutiens la révolte des opprimé-e-s face aux injustices) et forcer à avoir une relation sexuelle m’est totalement étranger. Je ne ressens pas d’attirance pour la plupart des femmes, au point que je me suis demandé si j’étais asexuel, en tout cas je me suis senti toujours en décalage avec la plupart – mais pas tous – de mes congénères masculins par leur propension à parler de leurs désirs. Je ne suis que très rarement tombé amoureux dans ma vie, et la plupart des corps et des visages ne provoquent en moi ni attirance, ni répulsion. Sans doute est-ce l’habitude qui a nourri ce tempérament et posé ce voile d’indifférence sur mes yeux, car j’éprouve encore le besoin du plaisir solitaire, mais cela n’est pas contradictoire avec l’hyposexualité, et mes passions et mes activités subliment largement mes frustrations passagères.

Décalage dans le fait de ne pas coller au modèle virilo-hétéro-cis-libidineux, ce qui, n’exagérons rien, n’est pas rarissime, qui entraîne par conséquence tôt une aversion pour ce que je ne nommais pas alors la culture du viol. Dès le collège, dans les assemblées de mâles, il y en a toujours pour se complaire dans un humour salace et vulgaire, ce qui n’est pas condamnable en soi, mais repose sur un substrat d’arrogance, de mépris et de volonté de domination. Ça se veut cool, drôle, décomplexé. Cela respire l’absence d’empathie beaucoup de personnes souffrent (racisés, gros, moches, handicapés physiques et mentaux, pauvres, minorités de toutes sortes, etc.), avec un goût de possessivité animale. La culture du viol fait partie d’une vision du monde plus large qui invite à considérer les autres comme des objets de consommation disponibles ou des déchets non recyclables, qui valorise les rapports interpersonnels brutaux et ridiculise la gentillesse.

Pourtant, je n’éprouve aucune aigreur à l’égard du désir, du plaisir charnel ou du sentiment amoureux. Plutôt de la tristesse et de la colère par rapport à des valeurs autocentrées et intolérantes qui les déforment au point que certain-e-s considèrent qu’une amitié sans ambiguïté est impossible entre hommes et femmes hétéros. Le silence des mâles à propos du viol est paradoxal vu l’ampleur des agressions sexuelles, silence relatif, parce qu’ils théorisent bien là-dessus, mais délivrent peu de témoignages. Je pense qu’il s’agit pour beaucoup d’une réalité invisible, comme une guerre étrangère, et que beaucoup d’agresseurs ne se pensent pas comme tels. Je ne pense qu’il n’y a rien d’irrémédiable, qu’on peut réprimer le viol comme le vol ou le meurtre. Il n’y a pas de désirs frustrés qui ne puissent trouver un dérivatif et un exutoire. On ne naît ni violeur, ni-non violent, je crois l’homme en grande partie malléable pour le pire et le meilleur, en tout cas en ce qui concerne les actes et ceux que l’on se permet.

Tyane

Dessin au feutre : des silhouettes humaines blanches sur fond bleu qui se chevauchent légèrement (les pieds sur les têtes). En haut de l’image, un coin entre deux immeubles, rouge à gauche, jaune à droite, les silhouettes devant. Au centre haut de l’image, une silhouette avec des pieds plus définis mais sans tête. Elle porte un vêtement long à motifs colorés et de sa non-tête émergent des rayons rouges dans tous les sens, ainsi que de son bras droit.

Illustration par N.O.