Le plus important, ce sont les sentiments.
T. a toujours raison.
Je m’appelle S., j’ai bientôt 33 ans. Depuis bientôt treize années, J. partage ma vie. Nous sommes les parents de deux merveilleuses petites filles, des jumelles. Nous nous sommes rencontrés à l’université, alors que nous avions à peine vingt ans. À vingt ans, on est censé vivre sans limite de vitesse, sans trop se poser de questions. Pour ma part, je m’en posais beaucoup, beaucoup trop. Anxiété, mal-être, peu de confiance en moi.
Avec J., je me sentais pris dans un paradoxe total : je savais qu’elle aurait une place importante dans ma vie, mais je me sentais incapable de le lui montrer.
Alors, progressivement, je me suis reconstruit auprès d’elle. Petit à petit, ce qui était enfermé, pris sous le poids de l’angoisse, s’est exprimé. Pour autant, cette histoire n’était pas sans vagues : de mon côté, comme du sien, les rencontres, les doutes, les interrogations se transformaient souvent en choix. Rester ensemble, continuer, ou se quitter, la sempiternelle litanie de la monogamie. Pris dans des modèles d’éducation très classiques, l’image de couples parentaux qui en apparence n’envisageaient pas l’amour autrement qu’à deux, nous avons décidé à chaque fois de faire une croix sur ces rencontres. Le couple, le nôtre, son image et son symbole, devait passer avant tout. Quitte à fermer les yeux sur le reste. Une histoire très courante, somme toute. Celle de la plupart des gens, certainement.
Il y a un peu plus d’un an, j’ai rencontré T. pour la troisième fois de ma vie. Je l’avais rencontrée pour la première fois il y a une dizaine d’années, par le truchement d’un ami commun. Une soirée dans son appartement, où je ne lui avais que très peu parlé, et où d’après elle (mais j’en attends toujours la preuve), j’avais écrit quelque chose dans sa cuisine. La seconde fois, c’était à la fête de l’Huma. Une année pluvieuse, elle était venue voir Joan Baez avec son mec de l’époque. Je faisais office de barman dans un stand, je leur avais servi des bières, nous avions échangé quelques mots. La troisième fois, donc, c’était il y a un peu plus d’un an. Une période compliquée, J. et moi étions usés, tant physiquement que psychologiquement. Deux filles en bas-âge, une petite maison et des travaux, des métiers prenants. Très peu de temps pour nous, un quotidien pesant. Une autre qui me tournait autour, et à qui je n’étais pas insensible. En résumé, les ingrédients idéaux pour faire un cocktail merdique.
Ce qui m’a alors mené vers T., c’était avant tout le besoin de parler à quelqu’un qui ne nous connaissait pas. Une personne que je savais intelligente, et qui ne me jugerait pas. Ce jour-là, je l’ai retrouvée à l’endroit où elle travaillait. Je me souviens très bien m’être dit, au moment où je l’ai vue, que je ne me souvenais pas qu’elle était si jolie. Je lui ai raconté mon histoire, qu’elle a écoutée. Elle m’a posé quelques questions, donné son avis, et puis je suis parti rejoindre M., l’ami par lequel je l’avais rencontrée la première fois. Elle m’a alors dit qu’elle passerait peut-être, puisque cela faisait longtemps qu’elle ne l’avait pas vu. La soirée fut agréable, et lorsque M. est parti, nous sommes restés à bavarder, en nous promenant.
L’histoire aurait pu s’arrêter là. Mais ce n’était que le début de quelque chose dont je n’avais pas encore conscience. Pendant presque six mois, nous nous sommes parlé tous les jours. De beaucoup de choses, certaines futiles, d’autres pas. Parallèlement, ma relation avec J. retrouvait une certaine sérénité. Celle qui me tournait autour ne m’intéressait plus vraiment, malgré toutes les qualités que je pouvais lui reconnaître. Ce qu’elle symbolisait, je n’en avais plus besoin. Elle non plus, d’ailleurs, n’avait plus besoin de moi. Je me sentais soulagé d’un poids que j’avais pu, par mes discussions avec T., progressivement éliminer. Parce que T. savait écouter, mais avait déjà raison.
Il faut essayer d’imaginer ce que six mois d’échanges quotidiens peuvent représenter : ce sont des milliers de messages, des milliers de mots. Tout un langage qui s’établit, qui tisse des liens de plus en plus forts. Un bain de langage qui fait exister ce qui n’existe pas encore. Qui donne un caractère de plus en plus hybride à notre relation, ce que T. ne se privait pas de souligner, à juste titre. Et puis il y a eu ces moments : un frôlement de mains, un rayon de soleil, une démarche, une pose involontaire, une complicité de plus en plus évidente. Et des sentiments qui s’affirment, au-delà de la simple amitié.
Au bout de six mois, je lui ai avoué ce que je ressentais. Et nous nous sommes retrouvés chez elle, à nous embrasser, comme aimantés par quelque chose qui existait déjà depuis longtemps. Au moment de nous séparer, je savais qu’il était inenvisageable d’entrer dans une relation cachée. T., par conviction, par principe, par intelligence tout simplement, excluait de fait cette possibilité. Et pour moi, c’était comme une évidence : il était temps de passer le cap, temps d’avancer main dans la main, avec J. et T., temps d’admettre que l’on pouvait ressentir des choses très fortes, à la fois similaires et différentes, pour deux personnes, et que cela ne devait pas signifier la fin de quelque chose. Alors, non sans crainte, j’en ai parlé à J. Après treize ans de relation à deux, il fallait lui dire que je voulais désormais qu’on évolue au moins à trois, voire à plus si elle en ressentait l’envie.
J. a accepté. Nous nous lancions alors dans une voie sans retour, dans une voie qui allait à la fois mettre à la lumière les forces de notre amour, mais aussi les faiblesses. C’était il y a un peu plus de six mois. Durant cette période, les moments les plus doux ont amené leurs vagues de difficultés, aux heures passionnées ont suivi des pleurs, des disputes, de l’incompréhension. C’est dur, d’être libre, ça fait mal de se confronter à ses peurs. C’est dur de se sentir écartelé entre deux personnes, qui pourtant se respectent sans se connaître. J. n’en veut pas à T., tout comme T. n’en veut pas à J. J. me dit qu’elle ne peut pas ne pas aimer quelqu’un que j’aime, qu’elle veut faire une place à T., mais qu’il nous faut du temps. Du temps pour s’adapter, du temps pour se faire confiance, du temps pour se rassurer. Car le pas est grand, il s’agit même d’un saut. D’un saut vers l’inconnu. T. me dit que cela ne peut pas fonctionner, que J. et moi avons trop de choses et pas assez de temps, que J. ne sera peut-être jamais prête à vraiment lui faire de la place.
J’ai décidé de ne plus voir T. pendant quelques temps. Pour attendre J., pour l’aider à se sentir bien, pour lui montrer que je l’aime, parce qu’il faut toujours aider d’abord celui ou celle qui est le plus en difficulté. Faire les choses au fur et à mesure, progressivement, en ne perdant pas de vue l’objectif. C’est à mon tour d’avoir vraiment peur : peur que J. ne se sente jamais prête, qu’elle décide de me quitter pour se protéger de quelque chose qui lui paraîtrait menaçant ; peur que T. se lasse, qu’elle m’oublie. Mais je sais que c’est ce que je dois faire, parce que pour la première fois depuis des années, je me sens en complet accord avec mes sentiments. Que le polyamour, ce n’est pas s’obliger à aimer plusieurs personnes, mais c’est l’accepter quand on le ressent, ou quand la personne qu’on aime le vit. Qu’il s’agit de l’amour, tout simplement.
Je voudrais dire, en guise de conclusion, des choses simples. À J., je t’aime toujours, et d’un amour de plus en plus fort et de plus en plus sincère. Je veux que l’on continue, l’un et l’autre, à faire partie de nos vies. Je veux que l’on se sente, toi et moi, libres d’aimer sans contraintes. Je veux que l’on s’aime sans avoir peur, que l’on vibre et que l’on brûle ensemble, que l’on brille et que l’on s’électrise. Je veux pouvoir continuer à te montrer, inlassablement, à quel point tu es importante dans ma vie. Je veux que l’on transmette à nos filles les valeurs que l’on partage, et la combativité qui nous anime. A T., je veux dire encore une fois que je t’aime. Tu es entrée dans ma vie, et je ne t’en ferai pas sortir. Nous avons tant de choses à faire ensemble, tant de choses à nous dire, tant de moments à partager. Mon corps, mon cœur, mon esprit te réclament. Je veux que l’on bâtisse notre histoire en parallèle et en complément de nos vies. Je veux avec toi du simple, du brûlant, de l’intime et du public, toute chose et son contraire. Et si jusque-là, tu as toujours eu raison, je n’arrêterai jamais de vouloir te prouver le contraire, parce qu’il n’y a de fatalité que quand tout le monde est fataliste. À vous deux, je veux dire que je vous aime, pour ce que vous êtes, pour ce que je suis avec vous, parce que vous et parce que moi. Pour ce que nous sommes, et ce que nous pouvons être. Pour cette pénombre qu’il nous reste à découvrir, qui peut nous faire peur, qui peut nous faire du mal, mais qui n’est en fait rien de tout ça. Qui n’est juste qu’un voile sur un bonheur encore plus vaste et plus fort.
Je vous aime.
S.

Dessin en noir et blanc : trois personnes de dos soudées par leur tenue noire, une tête d’homme au milieu dont on ne voit que la nuque et des têtes de femmes de chaque côté, que l’on voit de profil. Celle de droite regarde celle de gauche et sort du vêtement son bras pour aller se poser sur le cou de celle qu’elle regarde. Celle de gauche nous regarde, un petit sourire en coin.
Illustration par Soudrille
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