Avant de tomber enceinte, je n’avais que des préjugés sur la sexualité des futures mères. Que celui qui n’a jamais entendu parler de la libido débridée de la grossesse me jette la première pierre.
Et puis, je suis tombée enceinte. Et j’ai mis les deux pieds dans un monde qui m’était totalement inconnu, où les fantasmes, les idées reçues et les tabous poussent comme du chiendent. Notamment en ce qui concerne la sexualité.
Parce que j’ai quand même constaté quelque chose d’assez paradoxal : d’un côté, il est vrai que je n’aurai jamais autant montré et observé mon frifri, de l’autre, je ne l’aurai jamais autant senti comme un inconnu.
On m’avait prévenue que mon corps changerait pendant ces neuf mois. J’étais prête à prendre du ventre, des seins, des hanches. Je savais que la nature de mes cheveux ou de ma peau pouvait évoluer. Je savais qu’il risquait de se passer des choses étranges avec mes dents et mes yeux. On m’a même dit que je pouvais changer de pointure (heureusement pour ma collection d’escarpins, ça ne s’est pas encore produit). Je savais qu’avec mes hormones en roue libre, même ma personnalité pouvait bouger. Par contre, personne, jamais, ne m’a dit à quel point mon sexe allait se transformer.
Maintenant que j’y repense, je me dis qu’il n’y avait aucune raison qu’il soit le seul épargné par ce grand chamboulement. Mais toujours est-il que je n’ai jamais rien lu là-dessus, et que personne ne m’en a jamais parlé. Et pourtant, après quelques semaines de grossesse seulement, je me suis retrouvée face à un inconnu. Forme, couleur, odeur, sensations : tout a changé. Pas radicalement, mais juste assez pour que je le regarde avec circonspection.
Je pense que ce changement, aussi brutal qu’inattendu a dû jouer sur ma sexualité de femme enceinte. Il a fallu que je compose avec lui. Mais aussi avec tous les maux qui vont avec la grossesse.
Au début, il y a eu les nausées, et l’extrême fatigue. Impossible, ne serait-ce qu’une seconde, de penser au sexe. C’est simple, l’idée me dégoûtait. À peu près autant que les clins d’œil complices qu’on nous adressait à mon amoureux et moi quand j’annonçais ma grossesse : « vous devez y aller comme des lapins, pas vrai ? » Non, pas vraiment : il y a même eu une période où l’idée d’embrasser l’homme que j’aime pourtant profondément me conduisait directement au-dessus de la cuvette. Sans parler de ma poitrine, qui prenait un joli volume mais qui n’avait jamais été aussi douloureuse de ma vie. Est-ce que je l’ai mal vécu ? Est-ce que j’ai été frustrée ? Pas vraiment en fait : ces nausées terribles me rassuraient. Elles étaient le signe que ma grossesse tenait (je ne suis pas passée très loin de la fausse couche au début).
Et puis, finalement, les nausées ont fini par passer. Et les douleurs aux seins par s’atténuer. J’ai enfin pu prendre le temps d’apprivoiser ce corps tout nouveau. Et surtout de sentir les premiers coups de mon bébé. À ce moment-là, ma libido a eu un bref rebond… et elle est retombée comme un soufflé, au fur et à mesure que mon ventre gonflait. J’ai très rapidement eu la sensation que mon corps n’était plus fait pour le sexe. C’est assez étrange, parce que depuis que je suis enceinte, j’adore mon corps. On a toujours été plutôt en phase, lui et moi. Pas forcément les meilleurs amis du monde, vu que j’ai toujours eu tendance à le maltraiter un peu, mais l’entente était cordiale. Là, depuis quelque temps, c’est différent. Je le trouve beau. J’aime mon gros ventre de plus en plus volumineux, mon nombril qui sort, mes gros seins de maman. Je suis contrainte dans tous mes mouvements, il m’arrive de demander à mon mec de lacer mes chaussures, je marche comme C-3PO, et il me faut bien cinq minutes pour me lever quand je suis allongée, mais j’aime quand même mon corps. Chaque jour je suis fascinée par ce qu’il est capable d’accomplir pour mettre un humain au monde.
Seulement voilà : si j’ai pour lui beaucoup de tendresse et d’admiration, je ne le trouve pas érotique pour deux sous. Il est en ce moment entièrement dédié au bébé que je porte. Sans compter que j’ai beaucoup de mal à le mouvoir dans l’espace, que tous mes repères se sont envolés, et que chaque jour, je dois faire face à de nouveaux changements pas toujours simples à apprivoiser. Et si parfois le désir revient, il est souvent auréolé de gêne : c’est que, mine de rien, quand on fait l’amour enceinte, on fait l’amour à trois. Je n’arrive pas à me défaire de la présence de mon bébé : il est là tout le temps, même dans les moments les plus intimes. En tout cas, c’est ce que je ressens. Quant au sexe en solo, c’est pareil : je ne vois que mon ventre et le seul désir qu’il éveille, c’est celui de prendre mon bébé dans mes bras. Et vous savez quoi ? Ça me va très bien. J’ai très rapidement décidé de ne pas culpabiliser sur le sujet. La sexualité débridée des femmes enceintes n’est peut-être qu’une norme de plus, fondée sur on ne sait pas trop quoi. Je n’ai pas besoin de ça pour que ma grossesse soit épanouissante. Mon corps est tourné vers autre chose, c’est tout. D’autant que j’ai pu remarquer que les questions de sexualité et de grossesse semblent totalement taboues : à part quelques paragraphes dans divers manuels, et cette idée persistante que la femme enceinte est forcément chaude comme une baraque à frites, je n’ai pas trouvé grand-chose. Peut-être un peu de mécanique censée nous rassurer (non, faire du sexe, sauf pratiques particulièrement physiques, ne va pas faire de mal au bébé), mais rien sur le désir, l’absence de désir, l’évolution du corps et du rapport que l’on peut avoir avec lui, rien non plus sur le fait qu’enceinte ou pas, c’est pareil : notre sexualité nous appartient, elle n’a pas à être normée, et que les seules choses qui comptent, c’est le désir et le consentement.
Quant à la suite… qui vivra verra. Pourtant, j’ai peur que mon corps ne soit plus jamais ce qu’il a été. Que tout ne se remette pas en place correctement, et qu’on ne retrouve pas la complicité qu’on avait avant. J’ai peur de me retrouver béante et déchirée. Mais j’essaie de relativiser. S’il y a bien un truc que j’ai appris en étant enceinte, c’est qu’il y a des moments de la vie où il faut avancer un petit pas à la fois. Et qu’il faut considérer chacun de ces petits pas comme une victoire, sans se soucier de ce que peuvent dire les autres. Il y a autant de grossesses qu’il y a de bébés, et il est tout simplement impossible de poser des normes ou des règles sur ce que nous vivons enceintes. Et que le principal, c’est de rester le plus possible fidèle à soi-même.
Almira Gulsh

Dessin au feutre fin noir sur fond blanc : au centre de l’image une femme en équilibre sur un pied, l’autre repose sur sa cuisse. Ses cheveux très frisés sont dressés en l’air et touchent un croissant de lune noire renversé. Ses yeux sont fermés, ses mains aux doigts démesurément longs sont positionnées au niveau de ses seins nus. Elle porte une étrange jupe noire, courte et relevée en pointe sur les côtés, que picorent deux cygnes, un de chaque côté. Leurs gorges sont rouges. La sienne aussi, du menton au plexus. Un triangle noir relie leurs trois gorges rouges.
Illustration par N.O.