J’écris ici parce que je ne sais pas où écrire. À qui en parler. Je ne veux pas en parler à ma famille (à quoi bon ? Pour leur faire du mal ?) ni à mes amis.

Il y a quelques semaines, j’ai répondu à un questionnaire. C’était sur les conditions de vie des étudiants, un truc sérieux, réalisé par un chercheur. J’y réponds assez vite, je le fais souvent, pour aider. J’arrive vers la fin.

“Avez-vous déjà été victime d’attouchements, de viols ou de harcèlement ?”

Les questions deviennent plus précises. Je réponds sans trop de problèmes : j’ai de la chance, je travaille dans un endroit très féminin et accueillant où je n’ai pas été confrontée à des avances déplacées. Il y a bien eu des cas de harcèlement de rue, mais dans l’ensemble, ça va. Pas de problème. Il y a bien ce collègue un peu pénible, mais il a juste du mal à trouver la bonne distance avec les femmes, sans que ce soit sexuel. Il est juste un peu perdu, un peu déconnecté.

Puis les questions portent sur l’école.

“Avez-vous déjà été victime d’attouchements, de viols ou de harcèlement ?”

“Vous a-t-on forcé, par la parole ou par des gestes, à commettre des actes sexuels ou à toucher les parties génitales de quelqu’un ?”

Je réfléchis. Pas longtemps. Je m’en souviens très bien.

J’ai 6 ans. Lui aussi. C’est mon amoureux, comme on dit. Enfin, plus lui que moi, moi, je ne me souviens pas ce que je lui trouvais. On allait dans les toilettes, mixtes, pour s’embrasser sur la bouche.

Puis un jour, il se déshabille. Il veut que je le touche. Pas moi. Il insiste, il me fait du chantage. Je ne me souviens pas bien. Je me souviens que je ne voulais pas. Que j’ai fini par le toucher, parce que je voulais partir et qu’on en finisse. Je vois encore son pénis qu’il tenait entre ses doigts, dans cette toute petite cabine.

J’ai détesté ce garçon après. Il a eu ce qu’il voulait, lui, il était content. Il aimait crier très fort et soulever les jupes des filles pour s’amuser. Plus tard, peut-être un an, ou deux, il m’a offert un cadeau. Je l’ai accepté. Un pendentif Schtroumpfette… (que ça paraît bête, maintenant !) Quelques semaines plus tard, voyant que je ne suis pas suffisamment son amoureuse (ou pour autre chose, je ne me rappelle pas, en tous cas c’était parce qu’il voulait arrêter de se fatiguer avec moi), il veut que je le lui rende. Je refuse, je le trouve gonflé ! Un cadeau, c’est un cadeau (même si j’en avais pas grand chose à faire et que je l’ai plus ou moins perdu volontairement depuis).

À partir de là, il devient pénible, méchant, moqueur. Il change d’école, va dans le privé (bon débarras !), on se retrouve au collège. Il est toujours pénible. Je suis discrète, réservée, lui prend toute la place et prend plaisir à se moquer des autres. Je finis par le perdre de vue. Encore aujourd’hui je ne l’aime pas. Je le déteste, même. J’éprouve une certaine joie en voyant que le commerce dont il avait la gestion a fait faillite.

Aujourd’hui, je me demande si ces sentiments ne sont pas guidés par ce jour, dans les toilettes. Je repense à ce questionnaire, et je ne sais pas comment appeler ce jour. Un attouchement ? Ça peut être un attouchement si on a le même âge ? Je ne sais pas. Ce n’est pas le seul événement de ce genre. Le questionnaire se poursuit.

Je repense à cette fille qui avait demandé à un garçon de se frotter contre moi pour mimer l’acte sexuel. Je devais avoir 9 ans. Elle m’avait bandé les yeux, je ne savais pas ce qu’elle allait faire.

Je repense à cette fille, aussi. Je suis assez isolée, à ce moment-là. Elle s’amuse en m’entraînant dans les toilettes. Les mêmes. Elle m’embrasse, me déshabille, se déshabille. Je ne veux pas. Je sais ce qu’elle veut. Mais c’est ça, ou alors on ne me parle plus. Alors je dis oui. Je suis curieuse aussi, la première fois. Mais ça ne s’arrête pas là. Ça dure près d’une semaine, tous les midis. Quand elle s’est lassée, elle veut me faire du chantage. Tout raconter. J’ai honte, je la supplie. Elle ne dira rien. Je respire en entrant au collège, puis un peu moins, quand elle arrive elle aussi au collège. Mais elle ne dit rien. Moi non plus. Jusqu’à aujourd’hui, rien.

J’ai honte. Je n’ai pas l’impression d’avoir été victime, mais en même temps, je n’ai pas demandé à ce que ces choses se produisent. J’en ai eu honte après. Ou pendant. J’ai l’impression que ce questionnaire a fait de moi une victime d’attouchements. Je ne me suis jamais définie comme ça. J’ai l’impression que c’est une insulte aux victimes, comme s’il y avait de vrais attouchements et les autres. Que moi… ben c’est entre gamins, non ? Je sais que si j’en parle ailleurs on me dira que c’est un jeu, que c’est normal, que ça arrive. Je ne sais pas quels mots mettre sur ces actes. Aucun ne semble convenir. Ils ont l’air d’être trop, ou trop peu. C’était pas ça. Mais c’était pas ça non plus.

Je n’ai pas trop envie d’y penser. Mais j’ai envie d’en parler. J’ai besoin de le verbaliser, aussi.

Je me sens vulnérable, et toute petite. Je ne veux pas.

V.

Dessin au feutre noir sur feuille blanche : une petite fille avec un serre-tête à noeud rose vif se cache les yeux des deux mains. Elle porte une veste matelassée.

Illustration par Thi Gomez