Les bois noirs ou la violence ordinaire du quotidien d’une enfant de six ans.
Je suis enfermée dans une geôle, au fond d’un souterrain sordide et moyenâgeux.
Tout y est sombre et froid et m’échapper demanderait une force mentale que je ne possède pas encore.
J’ai six ans.
C’est cette maison cernée de bois, dans laquelle personne ne peux m’entendre.
Ma mère devrait m’entendre dans sa tête, mais elle dort.
Pourquoi c’est elle qui dort et moi qu’on dérange ? Ça n’a pas de sens.
Comment fait-elle pour dormir ?
Elle qui a toujours tant de mal à dormir… elle ne dort pas aux bons moments.
Son ventre grossit et elle se croit en sécurité : elle n’a aucun instinct.
Le spectacle de leurs âmes viciées sera mon instinct.
Ils veulent me supprimer.
Lui, en m’écrasant comme un cafard; elle, en m’oubliant sans cesse, en ne me prêtant pas attention, comme si je n’étais rien.
Mais c’est trop tard : je suis déjà quelque chose et je vais survivre. Je suis plus forte qu’ils ne l’imaginent. Déjà plus forte qu’eux, mais je suis coincée, limitée par mon statut d’enfant. Je ne sais pas encore à quelle point je suis forte, à quel point l’être humain est résistant dans sa souplesse, sa capacité à s’adapter à tout pour filer, comme une anguille, à travers les réalités.
Je vais devenir leur poison, en leur exposant cette conscience qui leur manque, qu’ils n’auront peut-être jamais, en reflétant leurs consciences amputées, handicapées, bousillées, impures, déviantes, malades… J’ai de la chance.
Moi je dors, sans respirer, comme une morte. Le même rituel se répète, sans que j’en comprenne une bribe. Je suis seule. Toute seule sur la Terre. Tout y est vide de sens. Là où chercher du sens est une quête absurde.
Enfermée dans un corps dont je suis la seule à savoir ce qu’il ressent, une prison, dans une prison, dans une prison… je suis infiniment seule.
Maman dort devant la télé. Maman travaille. Maman rentre et puis ressort, maman a une super vie d’adulte ; je suis toujours seule.
Je vis au milieu de robots, dans un décor en carton-pâte : tout est fictif. C’est un test.
Ces conditions ont été créées pour me tester : tout est faux et je suis seule.
J’ai six ans et c’est ce que je pense. Isolée dans ce corps, que je touche, tout en sentant que je le touche, isolée dans cette double sensation : je suis seule, rien n’est relié, tout est faux et il fait noir.
Je suis une enveloppe vide et déjà brisée, qui se débat entre deux apnées.
Mon petit frère est né. Je fais sans cesse pipi au lit. On me dit que je suis jalouse. C’est tellement simple et évident à déchiffrer, les enfants.
J’ai tué le petit chaton blanc en le forçant à dormir sous ma couette.
Je n’ai plus que les bois, la terre, les fleurs et les cailloux, qui seuls me comprennent.
Les végétaux sont mon sang, mon énergie, mes amis.
À l’école, je ris, je décompresse. Parfois, je pleure, mais j’ai l’espace pour un peu de vie. Je me sens moins prisonnière même si j’ai conscience que, là aussi, tout est faux. Je continue à être entourée de robots, froids, stupides et insensibles. Les règles, la morale de façade, les « Je vous salue Marie… » tous les matins, à heures fixes, auxquels ma mère me demande de ne pas prêter attention… tout le monde semble heureux de se plier à ces usages absurdes, se croyant protégé… de quoi ? D’eux-mêmes ?
Nos énergies sont définitivement différentes. Qu’est-ce que je peux me sentir seule !
Mais je continue à jouer : les humanoïdes évoluent sur un jeu de l’oie et je dois apprendre comment sortir du puits avant de savoir comment ne plus jamais y retomber.
La vie des autres paraît si simple. Pourquoi m’a-t-on réservé ce genre de parcours initiatique ?
Avant, avant tout ça, quand je vivais seule avec maman, Thiéfaine a gerbé dans mon lit. Maman hébergeait Hubert-Félix, pas encore très connu, elle était encore un peu cool à l’époque. Sauf que, du coup, elle l’a viré et n’a plus hébergé d’artistes de passage. J’espère secrètement que sa bonne étoile a imbibé mon matelas ; enfin du vrai sang, un vrai coeur avec des tripes et des bleus autour !
La chaleur s’est peu à peu enfuie de ma mère, trop pragmatique.
Maman, c’est une douleur cérébrale qui explose au-delà de toutes notions de bien et de mal, et qui m’isole, m’isole… Et j’en ai pour une vie, à transcender cette douleur, à apprendre à utiliser ce fumier, à le décortiquer pour n’en extraire que la richesse, cette richesse qui vous fait défaut, que vous n’avez pas su saisir et faire monter en germe, je retrousserai mes manches et en sortirai un lotus. Ce sera un travail ingrat et invisible dont personne ne me sera reconnaissant, mais il faut bien commencer quelque part : il faut commencer par soi. Ne pas transmettre, ne pas relayer.
Parfois, le matin, j’essaie de m’ouvrir à elle, de lui dire ce qu’il se passe, mais elle est toujours pressée et elle n’a pas de patience ; elle n’est pas curieuse de ce que j’ai à lui dire, elle est speed et agressive : elle me fait taire. Ma parole et bloquée, coincée au fond de ma gorge à grands coups de propos blessants, on ne veut pas m’entendre. Ma parole est inutile et sans valeur, on me le fait sentir avant même que j’ouvre ma bouche. Tout, autour de moi, n’est qu’une vaste tentative d’ultra-domination, du pur vol d’énergie.
J’étouffe. J’étouffe dans ce corps-prison, dans la solitude de l’incompréhension.
Je pense que c’est de ma faute et j’ai honte. Honte d’être le grain de sable qui vient entraver le fonctionnement bien huilée de ma mère.
Son ventre s’est remis à grossir. Elle dort toujours devant la télé. Ça recommence. Ça continue.
Le bruit de l’eau qui coule dans le lavabo me transperce la tête, me déchire le
s veines.
Mon corps est dénervé mais mon mental résiste. Grâce à la forêt peuplée d’animaux et d’êtres imaginaires. La forêt est vivante et remplace le ventre de ma mère.
Le ventre de maman grossit, à cause de cet homme qui ne me veut pas du bien. Je suis gênante, je n’imagine pas encore à quel point. Lui non plus.
Il se croit fort par ce que je suis une fille et une enfant. Je suis la seule à voir combien son mental est faible, à assister à ce spectacle déroutant d’un adulte qui étale sa plus grande faiblesse tout en se prenant pour quelqu’un de dominant, de supérieur. C’est un prédateur, un charognard, un gratte miette, quelqu’un qui est obligé de s’en prendre à une toute petite enfant pour être enfin dans une situation où il domine. Un jour, je l’écraserai.
On veut me détruire, me supprimer : c’est une leçon de survie en milieu hostile. Ma conscience est aiguë : je suis paralysée et je suffoque mais j’ai déjà le dessus.
Un jour ça s’arrête. Avec la naissance de mon deuxième frère.
Je fais toujours pipi au lit et on me garde toujours muette, entre deux reproches. On voudrait que je sois grande. Comment pourrais-je devenir grande entourée de personnes à peine humaines ? Tout en eux transpire l’égoïsme et l’immaturité, la peur, l’étroitesse d’esprit, le racisme, la peur de l’Autre.
Ce sont des ogres : « Tout pour moi, rien pour les autres, je suis blanc, catholique et bien né, donc supérieur, donc je le mérite ». Et comme ils sont profondément malades, ils ont besoin de mon énergie. Ils ont besoin de ça pour se rassurer, continuer à se croire supérieurs. Mon défi, à moi, c’est de pas laisser leur toxicité m’envahir.
Tous les jours, ils tentent de me contraindre à leur ressembler d’avantage, tous les jours je leur répète que je ne leur ressemblerai jamais.
« Je suis vivante et vous êtes morts », voilà ce que je leur jette quotidiennement à la face, d’un seul regard.
Et ça crie, ça crie tous les jours dans la maison. L’homme, névrosé, cherche son coupe ongles, et cherche des coupables parce que, lui, range toujours correctement. Il déteste le désordre, déteste faire le ménage, déteste le téléphone, n’aime pas sortir et voir des gens ; les gens ne l’aiment pas beaucoup non plus. Il n’a des amis que parce que ma mère en a : des relations, on dira.
Je m’ennuie, je m’ennuie beaucoup, je m’ennuie tellement… heureusement, il y a les bois et les livres. Après avoir lu toutes les histoires pour les enfants que j’ai sous la main, il faut que je cherche autre chose à lire dans la maison : Zola, Balzac, Victor Hugo, tous les classiques que je trouve et les Hara Kiri, les Georges Pichard de ma tante… Je suis, de toutes façons, déjà si loin du monde des enfants et, l’immaturité de ces adultes m’atterre : je dois creuser, mon esprit est en fusion, les enfants sont-ils toujours plus intelligents que leurs parents, plus lucides sur leur temps, peut-être… ?
Dans chaque maison où je vais, j’ai un petit coin, un réduit, que je suis la seule à pouvoir occuper : un espace laissé vide par ses dimensions trop étroites, un abri que les esprits qui me protègent m’ont indiqué. Installée, au chaud de ce creux providentiel, on m’oublie, de longues heures : je suis si sage ! Je lis, je crayonne, je colle je découpe, j’analyse, j’écris, je scotch… et tout ça est très sérieux : j’ai besoin, dans ces cahiers, de condenser la beauté qui, chaque matin, m’aide à me lever dans ce ballet de morts-vivants qui s’exécute, mécaniquement, autour de moi.
Les gens vivent pour se faire plaisir et, au-delà de cela, ils ne savent pas pourquoi ils vivent. Moi je sais, je sais pourquoi je vis : si je dois endurer cela, si je suis assez forte pour y survivre, si j’ai gagné, malgré tout, une place sur cette Terre, c’est aussi pour en jouir, mais pas dans le brouillard et l’illusion égocentrique, juste dans une fusion parfaite avec Tout ce qui Est et dont vous ne faites pas partie. Il sont aveugles à eux-mêmes, morts-nés occupés à lutter contre leur propre finitude. Moi, auprès d’eux, je suis morte cent fois, mille fois et, cent fois, mille fois, les esprits m’ont ramené à la vie : ils ont exigé de moi que je me prosterne devant la beauté de mon monde lié au leur et ont remplacé mes yeux pour que je vois tout, sauf ce qui est évident ; ils ont remplacé mes oreilles, pour que je n’entende que ce qui est vrai et ma bouche pour que je ne puisse pas mentir quand je leur parle, quoi qu’il m’en coûte, et grâce à cela, j’ai pu survivre. Ils ont aussi remplacé des organes, pour que le culte de la beauté, dans sa déchirante vérité, soit inscrit en moi, au détriment des autres.
« Les murs d’enceinte
du labyrinthe s’entrouvrent sur l’infini. »
“Sur ma tête héliport
d’hélicoléoptère
de ses élytres d’or
refermant l’habitacle
incline ses antennes
porteuses d’S.O.S.”
De Lestang