Je lis ces histoires, et on m’en a raconté d’autres. Des mains qui se posent sur les cuisses dans le train, des gens qui se touchent devant toi ou sur toi dans le métro… Personnellement, ça ne m’est jamais arrivé, pas autant. Bien sûr que j’ai droit aux trucs quotidiens, auxquels, je pense personne n’échappe, les « hé mademoiselle », les « charmante », les bisous dans le vide qui ont une façon spéciale d’être agressifs.
Généralement, ces trucs ne me blessent pas. A la limite, ils me font peur, si ça se passe la nuit, si je suis seule dans la rue. Mais d’une façon générale, je crois que ça ne me fait ni chaud ni froid, ce qui est une mauvaise nouvelle, à mon sens. Parce que je méprise les hommes, moi aussi, voilà la vérité. Je les méprise autant qu’ils me méprisent, et je me méfie d’eux. Depuis toujours.
Ça a commencé avec mon père, bien entendu, vous vous attendiez à quoi. Mon père terrible. Supérieurement intelligent, mais fou. Abandonné par sa mère à trois mois, délaissé par son père, élevé par ses tantes et oncles, entretenant à ce qu’on m’a dit une relation assez fusionnelle avec sa tante Y., maniaco-dépressive, qui a refusé de venir au mariage de mes parents et s’est pendue peu avant ma naissance. Y. à qui j’ai eu le malheur de ressembler physiquement. Enfin, c’est ce qu’on m’a dit, parce que j’ai dû voir une seule photo d’elle depuis ma naissance. Y. le fantôme dans le grenier.
Mon père est quelqu’un de fermé, colérique, mais secret. Il peut exploser et devenir hyper violent (aujourd’hui je peux dire avec certitude que mon frère était un enfant battu, et battu fort, injustement et répétitivement) mais le reste du temps, il fait dans le passif-agressif, ce qui est peut-être encore pire. Un silence crispé. Des petites piques. Des soupirs exaspérés dès que ma mère ou moi ouvrons la bouche. Ma sœur c’est différent, c’est la préférée, elle est tellement drôle. Quand elle fait des trucs mal élevés, quand elle nous taquine, ma mère et moi, mon père rigole, complice. Elle ne pense pas à mal. A table le soir papa se vautre plus qu’il ne s’assoit, prend des poses tellement grossières qu’on voit que c’est fait exprès, affalé, muré dans un silence mauvais, les yeux mi-clos, parfois la jambe allongée, le chausson sur ma chaise (je suis toujours à sa droite, ma sœur en face), avec cette façon spéciale de mettre le coude sur la table, ses doigts repliés contre son nez (truc que je fais moi aussi, maintenant). Parfois jusqu’à la main dans le pantalon de pyjama, devant. Avec ma sœur, on se regarde, dégoûtées. On essaie de virer le vin de la table, on se fait engueuler. En même temps on l’attend un peu, le vin, je crois, parce que ça justifie le comportement du père, « il y avait encore du vin à table… ». À côté de ça, le matin, c’est un ange. On apprend à distinguer le « papa du matin » du « papa du soir ». Je ne sais pas du tout si c’est un vrai souvenir ou si c’est juste moi qui ai mal vécu le truc, mais il me semble qu’un jour le pied s’est mis contre ma cuisse, pas beaucoup, mais avec insistance, s’y remettant chaque fois que je décalais la jambe. Mon père toujours dans cet état bizarre de semi-inconscience, de rage calme. Je ne sais pas si ça s’est passé, le souvenir vient d’arriver dans ma tête, en même temps que j’écris, c’est peut-être faux. En tout cas si c’est arrivé, ça n’avait rien à voir avec un truc de désir physique, plutôt avec « je m’approprie le corps de ma fille, qui est à moi ». On y avait souvent droit, d’ailleurs, à ce refrain. Je me souviens qu’à 14 ans je portais un de ces pantalons affreux, décolorés juste sur les cuisses et les fesses, c’était la mode à l’époque. Mon père passe et me tape les fesses à l’endroit décoloré, une tape « gentille » ou « affectueuse » si on veut, mais bien marquée. Je proteste, il dit « j’ai bien le droit de toucher, c’est quand même moi qui l’ai fait ». En fait, maintenant, je me dis que ce genre de trucs est anodin, pas forcément méchant. C’est parce qu’il y avait le père du soir que ces réactions là me mettaient en colère, c’est parce qu’il y avait cette violence sourde du soir, persistante, toujours au rendez vous.
Mon père, donc. Comment décrire ma relation avec lui. J’ai toujours ce truc en tête « les filles bien ne font pas ce que j’ai fait. Oui, mais les pères normaux ne réagissent pas comme il a réagi ». À table, je dois avoir 13-14 ans, je parle d’un garçon en disant qu’il a de jolies fesses. Par pure provocation. Je regarde mon père en coin. Mon père du soir. « Les filles bien ne font pas ce genre de choses ». Ça l’énerve, je continue. Il se lève brusquement, je m’enfuis en courant, il me poursuit, je m’enferme dans la salle de bains, il me crie « ouvre ! » et j’ouvre. J’ouvre putain, maintenant que j’y pense je me demande pourquoi j’ai ouvert. Je me suis sûrement dit qu’il ne me lâcherait pas sinon. « Ouvre ou je défonce la porte ». J’aurais du le laisser la défoncer cette putain de porte, peut-être que là il se serait rendu compte à quel point c’était con. J’ouvre, donc, et je cours me réfugier derrière un panier de linge, contre le mur. Mon père donne des coups de pieds dans le panier de linge. Il crie une fois « salope ». « Les pères normaux ne réagissent pas comme ça ». Je m’en rappelle comme ça, mais j’ai peur d’être injuste, j’ai peur qu’il n’ait jamais dit ça. Pourtant la plupart du temps le souvenir est très net dans ma tête. Ce n’est qu’au moment de l’écrire que je doute. En fait depuis tout à l’heure j’écris en imaginant ce qu’il dirait s’il voyait ça. Il me traiterait de menteuse, qui en rajoute, qui fait tout pour faire du drame. Il dirait « Oh, pauvre victime ». Tout ce truc qui est arrivé, on n’en parle pas. Plus jamais. Ma mère parle de sa relation avec mon père. Quand je parle de ma relation avec lui, je ne mentionne pas ces souvenirs. Si, j’en ai parlé à ma sœur une fois, j’étais complètement ivre, je pleurais comme une idiote. Le lendemain je me suis sentie aussi sale que si j’avais couché avec un inconnu. Maintenant je dis juste « papa a toujours eu un peu de mal avec moi ».
À 14 ans je sors avec B. Un truc de vacances, qui dure pas plus d’une semaine. C’est là que je fais les premiers trucs « sérieux ». Mon père déteste B., il le traite de « sanglier ». En vérité c’est un mec de son âge, assez macho, pas méchant mais pas non plus hyper subtil.
Je le veux parce que mon père le hait, en fait. Parce qu’il est dangereux. Parce qu’il est entreprenant. Alors je vais aussi loin que possible, vu que cette semaine là, j’ai mes règles. Sinon je serais allée jusqu’au bout je pense. Je fais tous ces trucs avec mon père dans un coin du crâne, j’ai l’impression de prendre ma revanche, j’en tire une satisfaction malsaine, « s’il savait… ».
Quand j’ai 15 ans je pars en Allemagne, mes premières cuites. Complètement ivre, j’embrasse un mec que je ne connais pas, Frieder, je me souviens. « les filles bien ne font pas ce genre de choses ». Il y a des photos. On m’envoie les photos. Mon père tombe dessus et me glisse avec un air sournois au dîner « c’est quoi ces photos où tu roules une pelle à un skinhead ? ». ça monte petit à petit. Il finit par me hurler : « tu t’es conduit comme une petite pute ! ». « les pères normaux ne réagissent pas comme ça ».
Avec ma mère aussi, putain. J’ai ce souvenir où mon père traîne ma mère qui chiale, nue, dans les escaliers. Le pire c’est qu’à ce moment, c’est ma mère que je méprise. Plus tard elle se tape la tête contre les murs en pleurant. Elle avale du Lexomil à forte dose et s’enferme dans la salle de bains. Mon père menace de défoncer la porte, ma mère retient la porte avec son bras. Les mois qui suivent elle a le bras fragile, un genre d’entorse. Et je prends un plaisir malsain à ne pas faire le lien, je lui demande souvent avec une satisfaction mauvaise, comment elle s’est fait ça. Ma mère répond des trucs bidon, elle joue le jeu. Alors que ce fameux soir, j’étais là. Devant la télé, à m’énerver contre cette mère instable qui se gave de cachets exprès pour faire son intéressante. Je suis dégoûtée par ma mère, je ne supporte plus qu’elle s’approche de moi, ni même qu’elle me regarde, cette connasse de dépressive.
Mon père siffle à ma mère, qui écrit sur son ordinateur « t’as qu’à lui apprendre à te baiser, à ta machine, comme ça t’auras plus besoin de moi ». Ces trucs résonnent, ce sont des phrases que j’oublierai pas, c’est toujours là dans un coin de ma tête.
À 16 ans mon père est mon modèle, je veux être intelligente et froide comme lui, raisonnable, pas une chouineuse à moitié cinglée comme ma mère. Alors je me mets à bosser comme une forcenée et je deviens anorexique. Je cherche à atteindre une maigreur masculine, ou plutôt neutre, j’ai retrouvé un truc que j’ai écrit à cette époque, je dis « je ne veux pas choisir entre être un homme ou être une femme. Je ne veux pas être quelqu’un. Je veux être quelque chose. Etre toujours la même chose. ». J’essaie d’éradiquer tout ce qui en moi rappelle ma mère. Ce n’est pas que je ne veux pas être une femme, c’est que je pense que si je laisse la femme que je suis s’exprimer elle deviendra ma mère, inévitablement. Alors je n’ai pas le choix, il faut que je sois Rien. Ma pauvre maman.
Jusqu’à mes 22 ans je crois, chaque fois que je couche avec un garçon, j’ai toujours ce « si papa savait » dans un coin de la tête. Comme si c’était encore interdit. Je fais n’importe quoi, vraiment. Aux soirées, je suis toujours la fille tellement bourrée qu’elle couche pile avec le mauvais mec, celui dont sa pote est amoureuse, celui que sa copine attend dans une autre salle. Pendant que les mecs s’affairent je les insulte dans ma tête, je souris tellement je les déteste, ils pensent que c’est parce que je suis contente, ça me fait marrer encore plus, je leur vomis dessus en pensée. Je les méprise violemment. Je les méprise parce que je sais qu’en les attirant comme ça dans un coin sombre, en les « chauffant » (c’est TELLEMENT facile), c’est moi qui ai le pouvoir, si je voulais, je pourrais sortir un couteau, sortir un flingue, je pourrais les tuer, les torturer là, dans le coin sombre, personne le saurait, et ça serait leur faute, ça serait parce qu’ils n’ont pas su résister à leur putain de queue. J’ai l’impression de dominer alors, mais le fait est que je me laisse niquer sans rien dire, juste en souriant, en les détestant en pensée. Et le lendemain c’est moi qui me déteste, parce que je vois les regards des autres filles, les filles correctes, celles qui ne pensent pas qu’au cul, celles qui peuvent avoir une conversation normale avec un garçon sans l’imaginer nu et haletant. Celles qui ne veulent pas niquer la terre entière comme pour l’engloutir, pour mieux la contrôler, pour l’anéantir. Ces regards amusés et méprisants, « alors, c’était bien ? », « non mais tu sais, tu fais ce que tu veux de ton cul ». Ces regards qui disent encore une fois que « les filles bien ne font pas ce genre de chose ».
Je sors avec J. et petit à petit je n’ai plus aucun désir pour lui. Lorsque je lui cède, ce qui arrive de plus en plus rarement, je pleure dans le noir pendant qu’il fait ce qu’il a à faire. Je m’applique à ne prendre aucun plaisir et à bien lui montrer que je m’ennuie atrocement, que même ça me fait mal. Pourtant J. est un très gentil mec, respectueux, il me traite comme une princesse. Je le largue comme une merde, après l’avoir trompé avec C.
Ce même C. qui quelques mois plus tard me tripote les fesses sur le quai du RER. Je lui dis d’arrêter, que ça me gêne qu’il fasse ça en public, il est tout vexé, blessé même, authentiquement, c’est limite s’il n’a pas les larmes aux yeux. Il me dit « t’as qu’à pas t’habiller comme ça alors ». J’ai une mini-jupe.
Quelques années plus tard je sors avec F., je vis même avec lui. En rentrant chez moi à midi, je me fais accoster par un mec, enfin le mec est à sa fenêtre, il me fait les trucs habituels, « charmante », bisou dans le vide. J’en parle à F., un peu exaspérée, il me dit « mais ça me fait rire, les filles qui s’habillent comme des putes, et qui s’étonnent après ».
J’ai parlé à F. de l’épisode du panier à linge. Un soir, quand j’étais ivre. Je n’en avais jamais parlé à personne en dehors de ma sœur. Au début il a compati, et puis après, assez logiquement, ça l’a saoulé de m’entendre chouiner tout le temps. Ça avait été difficile à dire, et maintenant que c’était dit, je n’arrivais plus à m’empêcher de penser à tous ces trucs pas normaux, tous ces trucs malsains, il fallait que j’en parle. Et F. ne pouvait pas m’entendre. Je ne le blâme pas, il avait ses propres problèmes, il n’avait pas à endurer les miens. Bref. J’ai fini par réussir à me taire. Quelques mois plus tard j’ai largué F. comme une merde, après l’avoir trompé. Forcément.
Récemment je me suis rendue compte que je développais un comportement « masculin » avec les hommes. Je les veux d’ abord, plus que tout, tous les trucs débiles qu’ils font me semblent pardonnables. Et puis je couche avec eux, une fois ou deux. Ensuite, je les méprise. Tout en eux m’énerve et je les rejette. Avant, ça prenait plus longtemps. Avant, je restais environ un an avec un mec, même si je ne l’aimais plus au bout de six mois, et ensuite, je le trompais avec un autre, et je sortais avec l’autre. Et ainsi de suite. Sans aucun remords. Et je sais qu’au moment de les quitter, j’étais triste, mais je ne pouvais pas me défaire de ce sentiment que je prenais une revanche sur eux. Que je me vengeais d’un truc, alors que ce truc, je m’en rends compte maintenant, ils n’en étaient absolument pas responsables.
Maintenant que je vis loin de mes parents, ça va de mieux en mieux. Quand même, je ne me défais pas de cette méfiance à l’égard des hommes. Je continue, dans la rue, à leur sourire poliment quand ils me balancent leurs phrases toutes faites, je souris de toutes mes dents, parce que je les méprise intérieurement. Quand la « dragouille » est plus polie, plus respectueuse, c’est pareil. Je sais pourquoi on me pardonne parfois des trucs qu’on ne pardonnerait pas à un mec. Et je méprise les pardonneurs pour leur faiblesse. Je leur souris, je joue le jeu, je gazouille, je flirte, mais je les déteste intérieurement, comme un agent double. Parce que je sais à quoi ils pensent. Je les imagine en train de frétiller sur moi, putain, ça me donne envie de vomir. En même temps, ça m’excite. C’est bien ça le problème.
Quand je repense à mon enfance, à mon adolescence, à ce père terrible que j’aime malgré tout, parce que lui aussi il en a chié, je crois que je suis vraiment en colère. Ce climat tellement malsain putain. L’an dernier j’ai pleuré plusieurs fois devant la pub pour Google, celle où le papa prend sa fille en photo depuis sa naissance. Je me l’expliquais mal à l’époque, enfin, je me disais seulement « alors c’est ça, avoir une relation normale avec son père, donc avec les hommes ». Je suis en colère parce que maintenant je ne sais plus faire autrement que me défendre. Avec les hommes, et même quand je ne les désire pas, je me défends, je me protège, il y a toujours ça entre eux et moi. Ce n’est que depuis très récemment que je parviens à envisager qu’un homme puisse aussi être un ami, un allié. Que je ne suis pas tenue d’envoyer des signaux engageants et qu’ils ne sont pas tenus d’y répondre. Mieux, qu’ils sont aussi capables de ne pas vouloir. Qu’ils ne sont pas des animaux. Qu’en ne gâchant pas tout d’emblée, il est possible de tirer des hommes quelque chose de bon. Mais voilà, pour moi, la relation amoureuse, la relation sexuelle, c’est encore « tout gâcher ».
Greg
Ton histoire est d’un sincérité presque effrayante tant elle résonne de tristesse. Je ne connais ce site que depuis très peu de temps et c’est le premier commentaire que j’y laisse mais ton témoignage est si émouvant (dans le sans qui te remue vraiment les entrailles, pas dans le sens pathétique du terme) que je ne peux m’empêcher de te dire merci de l’avoir écrit. Et j’ai envie de te demander pardon, même si je ne connais pas et ne te connaitrai jamais, pardon pour tout ce que tu as vécu et qui n’est pas de ta faute.
Je suis tombée sur ton témoignage par hasard, et il m’a un peu remuée, d’abord parce que tu as l’honnêteté de ne pas te présenter comme une victime passive et d’admettre que ce que tu racontes n’est pas objectif. J’ai l’impression que dans cette histoire, il n’y a pas de coupable, de grand méchant, seulement des dégâts collatéraux.
Aussi, c’est la première fois que j’entends quelqu’un parler d’un souvenir, mais de douter de sa véracité. J’ai quelques souvenirs comme ça, dont j’ai parlé à une seule amie proche une fois, mais que je ne pourrai jamais raconter à mes parents, parce que j’ai peur qu’ils me traitent de menteuse. Des souvenirs qui concernent ma sœur.
C’est marrant parce que beaucoup de gens pensent que ce sont toujours les ainés qui sont négligés. Je suis la petite de la famille, et, sans avoir été négligée, j’ai toujours eu l’impression que ma grande sœur prenait beaucoup plus de place. Elle parlait fort, et moi je fermais ma gueule. Encore aujourd’hui, je n’arrive jamais à terminer une phrase dans un repas de famille. (tandis qu’elle a toujours été jalouse que je réussisse pas mal de choses sans faire d’effort).
En tout cas, je suis impressionnée par le travail d’introspection que tu as fait. Très peu de gens sont capables de prendre ce recul (j’essaie, mais c’est difficile). J’espère que cela t’a aidé à être un peu en paix avec toi même.