Les fils de soie ou le polyamour dans un couple exclusif.
Mon vécu du polyamour n’est pas celui qui a réussi dans le sens qu’il a pris vie. Il a pris sens. Il n’a pas la place pour exister actuellement. Cependant, il a pris place dans ma vie. Il reste encore une forme d’utopie. Pourtant il régit ma relation aux autres au quotidien. Il a réussi à me faire comprendre le sens du bonheur.
À l’heure où j’écris ces lignes, je suis un jeune homme homosexuel de 25 ans, 26 dans une semaine (qui se définit volontiers de genre fluide). J’ai un compagnon de dix-neuf ans mon ainé avec qui j’ai une relation amoureuse depuis cinq ans. « Relation amoureuse » quel terme bien ambigu. Plus de vingt ans après que Haddaway ait chanté « What is Love ? » je n’ai pas eu connaissance d’une quelconque réponse universelle et conventionnelle à la question. Pour moi la notion centrale du polyamour est la déconstruction du concept de relation amoureuse.
Je me permets d’insérer une courte définition du polyamour pour celles et ceux qui en auraient besoin :
« polyamour. nom commun, masculin.
Relation sentimentale honnête, franche et assumée avec plusieurs partenaires simultanément. » (source : polyamour.info)
On parle ici de relation sentimentale, ce qui est un peu plus précis et distingue le polyamour des relations « purement sexuelles sans sentiments ». Pour autant, on peut être polyamoureux et avoir ce type de relation, ce n’est pas forcément contradictoire en soi tant qu’on reste honnête avec les personnes impliquées dans nos relations.
Je reviens à la déconstruction de la relation amoureuse. Avoir des sentiments pour quelqu’un peut prendre des formes très différentes. Après tout, l’amitié est aussi un sentiment ; tout dépend de ce que vous ressentez et pour qui. Vous pouvez avoir beaucoup d’affection pour quelqu’un sans pour autant avoir envie de relation sexuelle. L’inverse existe également. Vous pouvez ressentir le besoin qu’une personne ait une place importante dans votre vie. À l’inverse, vous pouvez entretenir une relation romantique et sexuelle avec quelqu’un sans ressentir le besoin de vous projeter. En somme, chaque relation est différente et le polyamour vous invite à vous distancier du concept de « tout ou rien », c’est-à-dire « si je suis attiré par cette personne, elle doit et devra occuper tout l’espace et mon futur ».
Je vais couper court à cette partie didactique car mon propos n’est pas de vous informer mais de vous expliquer mon vécu. Et mon vécu c’est que amour/romance, amitié c’est la même substance affective (que je qualifie volontiers d’ « amour »). Cette substance prend forme et s’exprime de manière différente en fonction des personnes qui suscitent de telles émotions chez moi.
J’ai compris que j’étais polyamoureux à l’âge de 21 ans lors de mon année ERASMUS en Allemagne (oui, c’était très bien). À ce moment-là, j’étais en couple exclusif avec mon compagnon depuis à peine un an et c’est la conjonction de plusieurs évènements qui ont « éveillés » ma nature polyamoureuse : l’attirance très forte pour un autre homme, des éléments d’information sur le polyamour que j’ai reçu passivement (sans chercher). Ma relation avec cet homme a toujours été – et reste toujours – sur un modèle amical malgré mes sentiments très vifs et passionnés (douloureux). J’ai alors pris la décision d’annoncer à mon compagnon ces sentiments que je portais pour un autre homme, mais qui ne compromettaient ni mes sentiments, ni mon engagement envers lui (engagement à la fidélité et à notre projet de vie). Parce que j’avais beau éprouver des sentiments si ardents pour cet Allemand, il n’était pas question que je lâche mon compagnon pour lui. Parce que mes sentiments n’étaient pas réciproques ? Oui évidemment. Mais aussi parce que je savais que je ne pouvais pas bâtir de grands projets avec cet homme. Et mon compagnon, c’est tout le contraire : je sais qu’on peut déplacer des montagnes ensemble, et c’est la raison pour laquelle je suis encore à ses côtés aujourd’hui.
En effet, à partir du moment où j’ai réalisé ma nature polyamoureuse, j’ai su au fond de moi que ce ne serait pas la dernière fois que genre de chose arriverait. Pourtant, j’ai promis à mon compagnon que je ne tomberai plus jamais amoureux d’un autre. J’étais encore immature et lui déjà blessé, bien qu’il m’ait soutenu et encouragé à révéler mes sentiments à cet autre homme afin de me libérer de ma souffrance. Une belle preuve d’amour.
Mon retour en France a marqué le début de trois ans de vie commune où j’ai probablement nié une partie de moi-même. L’utilisation d’internet pour la masturbation n’étant pas un tabou ni un problème, je fréquentais des sites de sexcam depuis quelques années déjà. Je ne cherchais pas activement à lier des relations par ce biais, bien au contraire. Mais peut-être était-ce une tentation ? Une impulsion ? Un moment de lucidité ou bien une intuition claire, j’ai commencé à avoir des contacts suivis avec certains hommes par pure affinité (et ceux qui ont déjà fréquenté ces sites savent qu’en général, ça ne vole pas bien haut). Le temps passant, ces relations perdaient de leur caractère sexuel pour devenir plus proche des relations amicales tout en conservant l’attirance et la tension ; sexfriend diront certains. Ces relations étaient toutes différentes les unes des autres.
Tout le drame de cette situation est que quand bien même ces relations n’altéraient pas mon affection et mon engagement envers mon compagnon, il m’était bien difficile de lui en parler compte tenu des circonstances de ces rencontres et de la menace potentielle qu’elles pouvaient représenter à ses yeux. J’entamais alors un travail de fond pour le convaincre de tenter une ouverture du couple, tenter d’abroger notre exclusivité sexuelle à grand renfort de discussions et de Salope éthique (« Bible » du polyamour – ISBN : B005O7LK9O). Au bout de quelques temps mon compagnon accepta de m’accorder la non-exclusivité sexuelle (évidemment, ça marchait dans les deux sens mais ressentant peu de jalousie, je lui ai toujours dit qu’il pouvait aller voir ailleurs s’il voulait. Mais voilà, cela ne l’intéresse pas, il est ainsi). La condition était qu’il devait en savoir le moins possible. Spoiler : cette condition n’était pas du tout une bonne idée. Autre mauvaise idée : nous n’avions parlé que de sexe et pas de sentiments.
Je commettais alors une grosse erreur et pris abusivement avantage sur la situation en allant visiter un « amant » (merci d’ajouter deux ou trois paires de guillemets, je ne reconnais pas mes relations sous ce terme, préférant le terme « ami »). En réalité, sur une période de trois ans, je commis cette erreur plusieurs fois, donnant lieu à chaque fois à une crise de jalousie de la part de mon compagnon. Notez bien que quand je parle de crise de jalousie, je ne parle pas d’un caprice d’enfant, mais bien d’une crise émotionnelle violente et sérieuse souvent couplée d’une colère envers moi, car je n’avais pas été complètement transparent (bien que c’était compris dans le deal mais voilà, les émotions prennent toujours le dessus et on doit l’accepter). Inutile de préciser que cette souffrance que je lui ai infligé m’a profondément affecté aussi : il perdait confiance en moi et redoutait de me perdre. De mon côté, je culpabilisais et dans le même temps, réalisais que mon idéal était hors de portée. J’étais confronté à ce dilemme : rester avec lui et renoncer à mon idéal de liberté ou bien le quitter pour … quoi ?
Répondre à cette question n’aurait pas été possible si je n’avais pas rencontré quelques-uns de mes amis spéciaux. L’intensité des moments passés avec eux – et je ne parle pas de sexe ici – m’a fait réaliser à quel point cette liberté de définir mes relations telles que je les souhaite, dans tout leur potentiel et les infinies possibilités, me comblait de bonheur. Aucune relation n’annule l’autre, elles pourraient coexister ensemble. Encore mieux, elles peuvent se compléter car une personne a ses propres goûts, ses propres affinités. Votre partenaire aura beau être exceptionnel, une source infinie d’inspiration et d’épanouissement, il y aura toujours des choses qui vous diviseront et que vous ne serez probablement pas à même de partager de la même manière qu’avec d’autres personnes plus enclines à telle ou telle activité. Je pense que personne ne peut combler tous les besoins d’une autre personne, et c’est probablement tant mieux car sinon on resterait peut-être collés l’un à l’autre et ça serait dommage, car il y a tant à découvrir et tant de personnes à rencontrer.
La bienveillance mutuelle rend les gens heureux, réconforte face à la solitude, permet de mieux affronter la vie. L’affection qu’on se porte et qu’on exprime aux autres est une ressource inépuisable et incroyablement puissante. Et j’aime toujours profondément mon compagnon, je ne souhaite bâtir ce que je bâtis avec lui avec personne d’autre. Avec les autres je fais d’autres choses, je ne suis pas autant engagé, impliqué et c’est très bien aussi.
Cette conclusion permet de répondre à la question : quel intérêt aurais-je à quitter mon compagnon ? Pour la liberté de vivre ces relations parallèles comme je l’entends ? La réponse est non. Sans lui tout ceci n’a plus de sens. Si je le perds, je le perds lui, et mes autres relations n’y gagneront pas bien davantage ; ça représente quoi ? Si peu, comparé à ce que je partage avec lui. Parce qu’il est le seul avec qui je peux avoir une relation d’une telle profondeur, parce qu’il est lui. Les autres relations ont leur propre profondeur et c’est très bien. Les personnes ne sont pas interchangeables et chaque relation est unique. Et parce que je tiens profondément à mon compagnon, j’ai accepté de renoncer à la non-exclusivité. De son côté, il tolère très bien que je garde contact avec les autres qui sont spéciaux à mes yeux. Il n’exclue pas de changer d’avis un jour, il souhaiterait me donner cette liberté. Mais pour l’instant il ne peut pas, et c’est très bien ; l’important c’est d’avoir essayé.
Il craint que je ne supporte pas cette situation, je lui réponds que pour le moment je la vis très bien. Jusqu’à quand ? Je ne sais pas, cela ne me préoccupe pas plus que ça.
Je savoure le fait que je puisse encore parler à mes amis spéciaux qui depuis m’ont apporté beaucoup de soutien au quotidien, tout comme mon compagnon, face aux difficultés que chacun rencontre dans sa vie. Cette vision polyamoureuse de la vie, fait partie de moi et me rend heureux ; je ne peux pas la nier, je veux vivre avec. Même si dans la pratique, je suis en couple exclusif, j’apprends à gérer mes sentiments et tirer le meilleur de mes relations tout en respectant mon compagnon. C’est parfois frustrant, mais c’est une décision valorisante qui apporte son propre lot de satisfaction.
Il y a des polyamoureux-ses « visibles » qui bâtissent des cathédrales d’amour à plusieurs, mais il en a d’autres qui tissent des fils de soie pour rester près des personnes aimées, reliées les un-e-s aux autres par une toile invisible.
Orpheus

Dessin numérique sur fond noir : des fils tiennent des cages blanches dans lesquelles sont enfermés des oiseaux blancs. Seule la cage la plus à gauche enferme une clef rouge suspendue par un fil rouge.
Illustration par Alraun
Merci. Énormément. Pour ce témoignage.
Étant quasiment dans la même situation cela fait écho en moi.