Je ne sais pas à quoi ils pensaient, tes parents, quand ils t’ont donné ton nom.

 Pourtant t’as un frère et une soeur qui ont des prénoms normaux. Toi non. Ton nom est bizarre, presque jamais entendu difforme. Comment tu t’appelles. Ce nom, j’ai pas envie de le dire. Pas encore.

Ça fait tellement longtemps que pour moi ton nom veut dire bien autre chose que ces cinq lettres dont un O de début. Pour moi t’as pas juste un nom bizarre. C’est autre chose, de plus compliqué.

 Tu te souviens quand on jouait ensemble, tous les deux ?

 Toi t’étais grand. T’étais en CM2, t’avais deux ans de plus que moi. T’étais grand. 10 ans, peut-être 11 ? Moi j’étais petite. J’avais les joues roses et des tresses. C’est marrant, les petites filles.

 Je voulais pas jouer avec les petites filles. Je les trouvais pas super intéressantes, et en plus, quand j’essayais de jouer avec elles, elles voulaient pas. Elles voulaient faire de la gym et faire le poirier et danser sur des chorés. Moi je savais pas faire le poirier, j’avais des shorts tout pourris et je voulais faire des cabanes. Justine, elle savait faire le poirier. Elle faisait de la danse classique et elle avait même une maison-zoo de Playmobils.

 Ta sœur aussi elle avait les joues roses. Elle avait exactement le même âge que mon petit frère et elle s’appelait Camille. Elle s’appelle toujours Camille d’ailleurs. Elle avait plein de grains de beauté et je la trouvais hyper belle.

 Mais moi je voulais jouer avec toi. Je crois que t’avais un BMX. En tout cas t’étais grand et tu voulais bien jouer avec moi. Et comme t’habitais pas super loin de chez moi mes parents me laissaient aller dormir chez toi de temps en temps.

 Tu te souviens ? T’avais une cabane trop classe, ton père avait littéralement sculpté une cabane vivante dans un buisson de trois mètres de haut. C’était aussi grand qu’une maison là-dedans et c’était ton domaine. T’avais un lance-pierre à élastique pour tuer des lapins, et cette bizarre fascination pour les armes que j’ai jamais vraiment comprise.

 Elle était grande et verte, cette cabane. La lumière filtrait à travers les feuilles du buisson, il y faisait sombre et il y régnait une odeur bizarre.

 Ton père, il t’avait fait des étagères dans ta cabane, pour que tu puisses mettre des trucs dessus.

 Tu te souviens de ce que t’avais mis ? Des bocaux avec des animaux morts dedans. Des bocaux avec ta pisse. D’autres trucs dont je me souviens plus vraiment. C’est pour ça que ça sentait bizarre là-dedans, avec l’odeur des feuilles pourries et l’odeur de ta pisse.

 T’aimais bien qu’on aille dans ta cabane. Moi j’aimais bien rester dans la maison aussi, mais ta cabane était tellement cool, et puis au moins, on était seuls, sans ton frère et ta sœur, sans tes parents, sans les miens.

 Moi je voulais jouer aux amoureux. J’avais déjà eu une amoureuse, elle était hyper belle et elle s’appelait Samia. Elle voulait bien me montrer sa culotte, mais elle voulait pas me faire des bisous sur la bouche. Elle trouvait ça dégueu.

 Toi non plus tu voulais pas me faire de bisous sur la bouche. Par contre, t’étais très intéressé par mon cul. Tu voulais que je baisse mon pantalon et que j’écarte les jambes. T’aimais bien mettre tes doigts dans mon cul. T’aimais bien mettre d’autres trucs dans mon cul aussi, des objets, des bâtons, des trucs.

Des fois ça me faisait mal mais je voulais pas dire non. Ça m’excitait de faire ça avec toi, même si ça voulait dire que je devais me laisser faire.

 Et puis je savais bien que c’était interdit d’en parler. Je savais qu’on aurait des ennuis tous les deux si j’en parlais.

 Je trouvais ça plus excitant d’avoir un secret avec un grand qui était en CM2 et je me disais que peut-être, au bout d’un moment, tu voudrais bien être mon amoureux et me faire des bisous sur la bouche.

Tu l’as jamais fait.

 Ma mère se demandait pourquoi j’étais aussi excitée quand je revenais de passer une après-midi avec toi. Elle n’a jamais vraiment compris. Ça a duré longtemps.

 Une fois t’es venu dormir chez moi. C’était encore au temps béni où j’avais le droit de dormir avec mes copains garçons sans que ma mère y voie d’inconvénient, sans qu’elle décide que le fait que j’aie un vagin nécessite qu’on m’éloigne des garçons par mesure de protection.

T’es venu dormir dans ma chambre et on a joué dans le noir.

Tu te souviens de ça ? T’as mis tes doigts dans mon cul. T’as aimé. Après t’as voulu mettre autre chose dans mon cul. Je sais plus ce que t’as mis. Un stylo ou un truc comme ça.

Ça m’a fait mal. J’ai pas osé en parler à ma mère. Je me suis inquiétée pendant une semaine, j’ai eu mal au cul, et puis j’ai arrêté d’y penser.

 Pourquoi tu m’as fait ça ?

À quoi tu pensais pendant ces moments-là ?

Comment tu me voyais ?

 Je crois que tu t’en foutais, de moi. C’est pour ça que j’ai jamais vraiment eu mon mot à dire dans ces jeux-là. Tu voulais satisfaire ta curiosité, savoir comment mon corps était fait, y mettre des trucs, l’explorer.

C’est comme ça qu’on élève les petits garçons, à être des explorateurs. Sans se soucier si les filles ont envie d’être explorées. Les petits garçons décident. Les petites filles ont peur de se faire engueuler si elles disent qu’on leur fait un truc avec lequel elles sont pas sûres d’être d’accord. Surtout que j’étais incapable de démêler entre le plaisir d’avoir un secret, la fascination morbide que tu exerçais sur moi, et le malaise que ce que tu me faisais provoquait en moi.

 Je suis en colère d’avoir été l’objet que tu as décidé d’explorer jusqu’à ce qu’il te lasse et que tu passes à autre chose. Je suis en colère de n’avoir pas eu mon mot à dire, dans cette cabane avec ces bocaux de pisse et ta décision de mettre tes doigts dans mon cul, pendant plusieurs mois.

Je pense que t’étais une personne dégueulasse. Je pense que tu l’es sûrement toujours.

 Je la connais, ta gueule. Je connais ton nom. Je sais que t’as un grain de beauté sur la joue. Je sais le boulot que tu fais. Je sais où habitent tes parents. Je sais ce que font ton frère et ta sœur.

Je sais que si je leur en parlais, ils me riraient au nez en me traitant au mieux de salope. C’est vrai ça, qui va croire une meuf qui a les cheveux courts et des poils sous les bras, une meuf qui passe son temps à parler de sexe, en plus, contre la parole de leur grand garçon normal, honnête et que tout le monde aime bien ? Personne. Donc salope.

Et puis j’ai pas envie qu’on me colle le statut de victime-la-pauvre-violée-dans-son-enfance. Ça serait un peu lourd à porter, tu comprends. Et j’ai pas envie qu’on pense à moi comme à une victime.

 Alors ce truc-là, j’en ai jamais parlé à personne.

J’ai bien pensé à aller en parler aux flics, à te griller auprès de ta famille, de tes amis, de ton boulot. Mais j’aime pas spécialement les flics, et puis à quoi ça servirait ? Pas à grand-chose.

Mais ton prénom est là, bien au fond de ma tête. Cinq lettres, et ça commence par un O.

S.

 

illu-lexplorateur

 

Illustration par Uneblondeaubled